[Rapport] Les relations de coopération interentreprises : mode de communication, nature des connaissances et proximité du partenaire. Une étude empirique.

, par Anne Aguiléra (INRETS), Virginie Lethiais

Dans le cadre de ce projet, nous avons cherché à faire le lien entre le choix du mode de communication, la distance entre les partenaires et la nature des connaissances échangées, à partir de l’enquête « Entreprises et TIC » menée par MARSOUIN en 2006 auprès de plus de 2500 entreprises bretonnes de 10 à 250 salariés dans les secteurs de l’industrie (hors IAA), du commerce et des services.

Nous construisons un premier modèle, qui mesure la part de l’écrit dans les échanges (en opposition aux échanges oraux), afin d’identifier les déterminants de la codification des échanges. Les résultats sont consistants avec la littérature : la distance et la part d’informations génériques dans les échanges (en opposition à du savoir scientifique, du savoir-faire ou de l’expertise) augmente le degré de codification.

D’autre part, nous avons distingué les « moyens de communication » utilisés pour échanger avec les partenaires, opposant les rencontres physiques aux autres moyens de communications (technologies traditionnelles et « nouvelles » technologies), afin de déterminer dans quelle mesure et sous quelles conditions, les technologies peuvent se substituer aux rencontres physiques dans les relations de coopération. Conformément à la littérature, la nature des connaissances échangées (en particulier la nécessité d’échanger des informations tacites) n’est pas le seul critère déterminant dans le choix du mode de communication par les entreprises. En effet, nous montrons que la capacité de codification des échanges, l’éloignement et la multiplication des partenaires et surtout l’appropriation d’Internet par l’entreprise sont des facteurs qui favorisent la réduction des rencontres en face à face.

Depuis la fin des années soixante-dix, les coopérations interentreprises se sont multipliées mais aussi diversifiées, en réponse aux exigences croissantes de flexibilité, de réactivité et d’innovation imposées par les nouvelles contraintes du marché et en particulier par l’intensification de la concurrence (Moatti, 2002). Le SESSI (2005) estime ainsi qu’en France, au sein des groupes industriels, plus de huit entreprises productrices sur dix font partie d’un tel système de coopération. Dans le domaine des services aux entreprises, on évalue à 20% la part des entreprises engagées dans au moins une relation avec une autre entreprise (Lebon et Ballet, 2004). Si les plus grandes entreprises sont les plus concernées, les PMI ne sont pas en reste.

Coopération inter entreprises : outil de communication, nature des connaissances et proximité.

La gestion de ces relations de coopération peut prendre schématiquement deux grandes formes : une gestion à distance, par l’usage des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), et une gestion par la co-présence (face à face), c’est-à-dire par le déplacement physique d’au moins un des interlocuteurs (les entreprises en coopération étant rarement localisées au même endroit). Ces deux formes de communication sont évidemment non exclusives et se combinent le plus souvent (Rallet et Torre, 2004), mais en fonction de facteurs qui restent encore largement à déterminer. La littérature propose en effet un certain nombre d’hypothèses mais elles sont encore peu étayées par des travaux empiriques.

La nature des communications et des informations échangées, selon la distinction classique tacite/codifié, est souvent mise en avant. En particulier, la sophistication des moyens de communication à distance (outils de travail collaboratifs, systèmes de visioconférence, etc.), est supposée limiter, plus encore que ne le permettaient les technologies traditionnelles (téléphone, fax), le face à face aux contenus les plus complexes, qui peuvent difficilement être codifiées (Charlot et Duranton, 2006). Mais des travaux montrent aussi la très faible utilisation de certaines technologies, comme la visioconférence, censées fournir une véritable alternative au face à face (Lorentzon, 2003).

Le contenu des échanges ne suffit pas à expliquer le choix d’un vecteur de communication. Une distance importante entre les partenaires (qui implique un coût monétaire mais aussi psychologique pour ceux qui se déplacent) est par ailleurs un élément favorable à une limitation des déplacements à seulement certaines phases de la relation, le reste étant, lorsque c’est possible, traité à distance. Le Goff et Lethiais (2007) montrent, à partir d’une enquête réalisée fin 2003 auprès de 850 PME bretonnes, que les entreprises géographiquement éloignées de leurs partenaires utilisent plus intensivement les TIC. En particulier, la phase de démarrage d’une relation professionnelle entre acteurs non localisés au même endroit est souvent l’occasion d’une réunion (Vecchi et Wickham, 2006). En revanche, lorsque les interlocuteurs sont proches (en distance-temps), le choix du déplacement est potentiellement plus aisé alors même qu’il n’est pas forcément indispensable (Rallet et Burmeister, 2002).

Données et méthodologie.

L’objectif de ce projet est de tester empiriquement le lien entre le choix du mode de communication, la distance entre les partenaires et la nature des connaissances échangées. Pour cela, nous avons utilisé l’enquête « Entreprises et TIC » menée par MARSOUIN en 2006 auprès de plus de 2000 entreprises bretonnes de 10 à 250 salariés dans les secteurs de l’industrie (hors IAA), du commerce et des services. Nous avons introduit dans ce questionnaire un volet sur les relations de coopération de l’entreprise, une relation de coopération étant définie comme une relation privilégiée avec un partenaire impliquant un partage d’information ou de compétences. Nous avons interrogé chaque entreprise sur sa « principale » relation de coopération, cette dernière étant définie comme la plus importante en termes de partage d’information. Ce volet nous permet donc d’identifier, pour les 348 entreprises ayant déclaré une relation de coopération, la localisation du partenaire, la nature des informations échangées et la forme des échanges (écrits ou oraux), les outils utilisés ainsi que leur fréquence d’utilisation, les difficultés rencontrées dans le cadre de cette relation, et enfin le nombre de relations partenariales.

Nous avons choisi de caractériser les échanges en s’appuyant sur deux types de distinctions, qui, si elles semblent proches, permettent de répondre à deux questions différentes.

D’une part, l’opposition entre les échanges écrits, basés sur des documents et des fichiers, et les échanges oraux a pour objectif de mesurer la capacité des entreprises à codifier leurs échanges et d’identifier les déterminants de ce degré de codification. Nous estimons donc, à l’aide d’un modèle économétrique (Probit ordonné), la part des échanges « écrits » de type documents et fichiers, en opposition aux échanges oraux, en fonction notamment de la nature des connaissances échangées et de l’éloignement géographique des partenaires.

D’autre part, nous avons distingué les « moyens de communication » utilisés pour échanger avec les partenaires, opposant les rencontres physiques aux autres moyens de communications (les technologies traditionnelles et les « nouvelles » technologies [1]), afin de déterminer dans quelle mesure et sous quelles conditions, les technologies peuvent se substituer aux rencontres physiques dans les relations de coopération. Nous avons choisi d’estimer la fréquence relative du face à face dans les échanges, relativement aux autres modes de communication utilisés par l’entreprise, à l’aide d’un autre modèle économétrique (modèle Probit ordonné sur trois échantillons différents). Dans un premier temps, l’estimation du modèle sur l’ensemble des firmes ayant identifié une relation partenariale, nous permettra de d’identifier les déterminants du choix du mode de communication. Dans un second temps, la comparaison des résultats des deux sous-modèles, portant d’une part sur les relations de proximité (avec un partenaire localisé dans la même région) et d’autre part sur les relations distantes (avec un partenaire en dehors de la région) nous permettra de vérifier si, comme le suggère Rallet et Torre (2004), la proximité et l’éloignement géographique génèrent des comportements différents en termes de déplacements physiques et donc impliquent des effets différenciés des facteurs que nous avons identifiés.

Principaux résultats : les déterminants de la codification et du choix du mode de communication.

Les résultats de nos différents modèles ne font pas apparaître de substitution entre les modes de communication réel (en face-à-face) et virtuel, via les nouvelles technologies, mais au contraire une complémentarité entre les deux modes de communication. En revanche, nous mettons en évidence un effet de substitution entre les technologies traditionnelles et les nouvelles technologies.

La « codification » des échanges est mesurée par la part des échanges « écrits ». Les résultats sont consistants avec la littérature : la distance, l’appropriation des TIC et la part d’information générique dans les échanges (en opposition à des connaissances fondamentales, ou de l’expertise spécifique) augmente la codification des échanges. Enfin, les résultats font apparaître une complémentarité entre les différents « types » de connaissance échangée.

Dans un second temps, nous avons estimé la part du face-à-face dans les échanges. Le premier modèle, qui prend en compte l’ensemble des entreprises ayant déclaré une relation de coopération, nous permet de montrer la pertinence des paramètres retenus. Ainsi, conformément à l’hypothèse formulée dans la revue de la littérature, la nature des connaissances n’est pas l’unique facteur qui détermine le choix du mode de communication entre les entreprises. La distance et la capacité de codification des connaissances et d’appropriation des technologies apparaissent aussi comme des facteurs déterminant dans la part des interactions en face-à-face dans les relations inter-entreprises. Les deux autres modèles, construits sur deux sous populations d’entreprises de notre échantillon, nous ont permis de préciser l’influence de la distance dans l’arbitrage TIC/mobilité. Les résultats montrent en effet que l’éloignement des partenaires limite les rencontres physiques aux interactions les plus complexes, tandis que lorsque les interlocuteurs sont proches (dans la même région), la nature des connaissances influence moins la fréquence relative du face à face. Ces modèles montrent par ailleurs que, si le fait de considérer les nouvelles technologies comme l’outil de communication principal avec son partenaire implique une diminution du face-à-face dans le cas des relations « distantes », cela n’a pas d’impact lorsque l’on s’intéresse à des relations régionales. La diffusion des outils informatiques et l’apprentissage à Internet au sein de l’entreprise apparaissent en revanche comme des facteurs déterminants de la rationalisation du face-à-face dans les relations au sein de la même région.

En résumé, c’est plus l’appropriation des outils et la capacité à codifier les connaissances échangées que la nature des connaissances échangées qui vont conduire les entreprises à rationaliser leurs déplacements professionnels en leur substituant d’autres modes de communication, dans le cas de relations au sein de la même région. À l’inverse, les entreprises ayant des relations avec des partenaires situés en dehors de la région semblent mieux maîtriser les outils qui leur permettent de communiquer à distance et donc de rationaliser la mobilité et réservent leurs rencontres en face-à-face à des échanges qui rendent le déplacement nécessaire, notamment ceux qui s’appuient sur des connaissances difficilement transmissibles à distance.

Références.

Aguiléra, A., Lethiais V., 2007, Les relations de coopération interentreprises : TIC versus face-à-face, Conference Online services : networks, contents, usages, Paris, 13 & 14 décembre 2007.

Cariou C., Lethiais V. , 2006, Proximity, technology and mode of diffusion as determinants of knowledge flows, 5èmes Journées de la Proximité, Bordeaux, , 29 & 30 juin 2006.

Charlot S., Duranton G., 2006, Cities and workplace communication. Some quatitative french evidence, Urban Studies, 43(8), pp.1365-1394.

Lebon S., Ballet B., 2004, Le partenariat interentreprises dans le grand commerce et les services aux entreprises, INSEE Première, n°992.

Le Goff M., Lethiais V., 2007, Eloignement des partenaires et usages des TIC : besoin d’information ou de coordination. Une analyse sur des données bretonnes, Revue d’Economie Régionale et Urbaine, à paraître.

Lorentzon, S., 2003, Changes in the Flows and Means of Information Exchange : Business Uses of ICT in Sweden in the 1990s. Journal of Urban Technology, 10(1), 89-110.

Moati P., 2002, De la très petite à la grande entreprise, état des lieux, Cahiers Français, n°309, pp. 368.

Rallet A., Burmeister A., 2002, Recherche sur la complémentarité des télécommunications et des transports et ses effets sur la localisation des activités et la mobilité des personnes, rapport pour la DRAST, octobre.

Rallet A., Torre A., 2004, Proximité et localisation, Economie rurale, 280, pp.25-41.

SESSI, 2005, Les partenariats des groupes industriels. Très fréquents, en interne comme en externe, Le 4 Pages des statistiques industrielles, n°206, juillet.

Vecchi A., Wickhman J., 2006, Clusters and Pipelines, Commuters and Nomads : Business travel in the Irish software industry, 5èmes Journées de la Proximité, Bordeaux, 29 & 30 juin 2006.

Notes

[1Les technologies traditionnelles correspondent dans l’enquête au téléphone, au minitel, au courrier et au fax, alors que les « nouvelles » technologies regroupent le courriel, la visioconférence, les outils de travail collaboratif (base de données partagées, partage de fichiers, forums...) et les outils de gestion des collaborations (agendas partagés, listes de diffusion, outils de gestion des tâches...)