Expériences en économie et psychologie sur les logiques d’actions collectives et de coopération en réseau : un programme de recherche mené par le CREM en partenariat avec LUSSI Projet M@rsouin 2006.

, par David Masclet, Laurent Denant-Boemont, Roger Waldeck, Thierry Pénard

Présentation du programme d’expériences sur les comportements et interactions sur les réseaux de type Internet réalisées en 2005-2006.

Ce programme de recherche vise à utiliser l’économie expérimentale pour analyser les comportements coopératifs sur les réseaux Internet. Les expériences seront menées conjointement au LABEX (Université de Rennes 1, CREM) et à l’ENST Bretagne (LUSSI).

Problématique : les réseaux Internet comme un espace de coopération et de gratuité.

Le succès d’Internet tient à ses caractéristiques techniques et économiques. Internet est un ensemble de réseaux interconnectés, permettant à n’importe quel utilisateur dans le monde d’accéder instantanément à une base d’informations distribuées et le plus souvent gratuites. Chaque utilisateur peut télécharger des informations, les diffuser à d’autres utilisateurs, mais aussi mettre en ligne ses propres informations et contribuer ainsi à enrichir le contenu d’Internet. Internet se caractérise donc par un fort degré d’interactivité entre utilisateurs et de flexibilité, liée à une architecture relativement décentralisée.

À ces caractéristiques techniques, s’ajoutent des caractéristiques économiques intéressantes : les échanges gratuits sont prédominants sur Internet, que ces échanges aient lieu entre acteurs non marchands, mais aussi entre acteurs marchands. De nombreux phénomènes de coopérations sont observées sur Internet : coopération entre opérateurs de réseaux pour les accords d’interconnexion, pour le développement de logiciels et applications permettant de faire fonctionner Internet (logiciels libres), coopération au sein de communautés non marchandes (échanges de fichiers dans les communautés Peer-to-Peer), mais aussi sur des sites marchands (avis échangés sur les produits sur le site de la FNAC ou d’Amazon, évaluation des vendeurs et acheteurs sur E-Bay). Cette tendance à la coopération et à la contribution volontaire gratuite est-elle liée aux caractéristiques techniques d’Internet ? Peut-elle s’expliquer par l’origine d’Internet en tant que réseau de chercheurs fondés sur le partage entre pairs ? Cette coopération a-t-elle des chances de durer et de résister à la densification du réseau et des communautés ?

L’objectif de ce projet est d’étudier les propriétés et la dynamique des comportements dans une situation d’interaction en réseau, comme c’est le cas sur Internet. Il s’agit en particulier de mieux comprendre la logique de l’action collective sur Internet. Il s’agit aussi d’étudier la manière dont l’action collective peut être valorisée par des acteurs marchands, que ces acteurs soient des entreprises ayant une activité exclusivement Internet ou une activité mixte (sur Internet et hors Internet).

Internet : un bien essentiellement public.

Internet présente les caractéristiques d’un bien public pur : c’est-à-dire que la plupart des services et applications sur Internet (et en premier lieu les services de nature informationnelle) sont non rivaux et non exclusifs. Internet est non rival, car la consommation ou l’utilisation d’Internet (des services, applications, contenus sur Internet) par un individu ne prive pas les autres individus de le consommer ou de l’utiliser. Internet est aussi pour l’essentiel non exclusif, puisque la plupart des services sur Internet sont en libre accès et gratuits.

Enfin, Internet dépend fortement des contributions des internautes, ces contributions satisfaisant les trois conditions d’un bien public pur :

 elles sont volontaires ;

 elles imposent un coût au contributeur ;

 enfin, elles confèrent un bénéfice à chacun des membres du groupe.

La production d’un bien public comme Internet constitue un problème majeur, dans la mesure où aucun individu n’a intérêt à le produire seul, alors que l’existence de ce bien améliore la situation de tous pris collectivement. De manière rationnelle, personne n’aurait intérêt à contribuer au bien public Internet : comme l’exclusion est difficile, chaque internaute a un intérêt individuel à compter sur le financement des autres internautes. Il s’agit de comportement de resquilleurs ou de passagers clandestins.

La prédiction de la théorie économique, fondée sur l’hypothèse de la maximisation des gains individuels, prédit un comportement généralisé de resquilleur impliquant une fourniture sous-optimale (Pareto-inefficace) de ce bien public, pouvant aller jusqu’à la disparition de ce bien public. Comment alors expliquer que dans la réalité les internautes n’hésitent pas à coopérer, en fournissant des informations, des services et applications ? Pour éclairer cette question, le recours à l’économie expérimentale s’avère très intéressante. Nous viserons plus particulièrement les applications suivantes :

 analyse des développements coopératifs en réseau de services de type logiciels libres ;

 analyse des systèmes coopératifs de réputation mis en place par des sites marchands comme ebay et qui permettent de stimuler les échanges marchands en ligne ;

 analyse des phénomène d’échange en ligne de type peer to peer et de « piratage » (transformation via Internet de biens ou services privés en biens ou services publics) ;

 analyse de l’impact des formes de réseau sur les niveaux de coopération sur Internet.

Ces quatre applications soulèvent toutes le problème de l’articulation entre action collective et valorisation collective. L’objectif à travers ces quatre applications est de comprendre les facteurs techniques, comportementaux, institutionnels qui peuvent encourager ou déstabiliser l’action collective et d’étudier le rôle des acteurs marchands dans cette dynamique collective.

Nous allons dans la suite développer chacune des applications, en précisant un peu la méthodologie que nous comptons utiliser et en donnant quelques éléments bibliographiques.

1. Le développement coopératif de services au sein de communautés en ligne.

L’importance du développement coopératif de services au sein de communautés en lignes (comme par exemple les logiciels libres) représente à première vue une anomalie par rapport à la théorie économique (et en particulier la théorie sur les biens publics). Ainsi, les logiciels libres possèdent toutes les caractéristiques habituelles des biens publics : indivisibilités d’usage et coûts d’exclusion élevés. Pour autant, de plus en plus de logiciels sont développés sous le mode de l’open source. On trouve là un écho intéressant des résultats expérimentaux concernant les jeux de bien public : les contributions des sujets dans un bien public expérimental sont toujours significativement différentes de zéro, même si elles demeurent sous optimales et diminuent dans le temps. Au-delà des comportements altruistes qui peuvent expliquer une partie de ces contributions non nulles, l’économie expérimentale met l’accent sur des explications plus fondamentales, comme les phénomènes de réputation ou de réciprocité dans les jeux répétés. Là encore, la correspondance avec une analyse rapide des phénomènes de communautés en ligne est intéressante : une part non négligeable des développements coopératifs au sein de ces communautés se fait dans l’idée d’acquérir une bonne réputation, éventuellement valorisable ultérieurement en termes financiers. De plus, la réciprocité joue un rôle sans doute important dans des communautés telles que celles des logiciels libres : en contribuant, j’attends que mon voisin réponde à mon signal et contribue lui aussi. Inversement, je peux répondre à une non ou sous-contribution de mon voisin, par des représailles consistant à réduire ma propre contribution.

Dans le cadre de l’économie expérimentale, nous souhaitons étudier le développement coopératif d’un service au sein d’une communauté en ligne (composée d’individus ne se connaissant pas et interagissant à distance par le biais d’un réseau). Nous introduisons deux types de mécanismes incitatifs : un mécanisme privé consistant à rémunérer celui qui contribue au développement du service et un mécanisme public consistant à rendre public (au sens de open source) tout développement ou contribution réalisé par un des membres de la communauté. L’objectif est de voir comment au sein d’une communauté peuvent émerger les mécanismes incitatifs à la base du développement coopératif de services. Verra-t-on apparaître des mécanismes incitatifs mixtes (publics et privés) et comment ces deux mécanismes seront-ils combinés (de manière complémentaire ou comme des substituts) ?

2. Comportements coopératifs en réseau et réputation.

Comment des individus qui ne se connaissent pas et interagissent par le biais d’un réseau de type Internet peuvent-ils se faire confiance ? L’exemple d’eBay est intéressant de ce point de vue, puisque ce site a mis en place des mécanismes visant à accroître la confiance entre utilisateurs de son site et à dissuader les comportements opportunistes. Les sites d’enchère comme eBay sont particulièrement exposés aux problèmes de passager clandestin (DangNguyen et Penard, 2004) [1]. Pour remédier à ce problème, eBay a mis à la disposition des internautes un outil leur permettant d’évaluer leurs partenaires. A l’issue d’une transaction, chaque partenaire peut procéder à une évaluation soit positive soit neutre soit négative de l’autre partenaire. Au delà de l’aspect réputation généré par un tel mécanisme, cette méthode s’apparente à un mécanisme de sanction/récompense dans la mesure où l’évaluation se traduit par un score attribué à chaque personne évaluée : +1 pour une évaluation positive, 0 pour une évaluation neutre, -1 pour une évaluation négative. L’économie expérimentale permet de tester l’efficacité de tels mécanismes dans le cadre d’un environnement contrôlé permettant d’isoler l’influence des variables que l’on souhaite tester. Le jeu qui sera utilisé est un jeu de bien public avec sanction/récompense. On peut également tester l’effet de l’anonymat des décisions sur les comportements individuels. Plus précisément, l’anonymat est-il la condition sine qua none de l’efficacité de tels mécanismes.

Alors qu’un certain nombre de travaux s’est intéressé à l’effet des sanctions et/ou des récompenses lorsqu’elles sont attribuées de façon exogène (Yamagishi, 1986 ; Dickinson, 2000 ; Falkinger, Fehr, Gachter et Winter-Ebner, 2000), peu de travaux ont étudié la possibilité pour les sujets de se sanctionner et/ou se récompenser mutuellement.

L’expérience réalisée cherchera à montrer l’efficacité réelle de tels mécanismes en dissociant les conséquences monétaires et non monétaires des sanctions/récompenses imposées aux passagers clandestins. Cette expérience visera également à mettre en exergue les externalités négatives de tels mécanismes. Ainsi par exemple quel rôle joue l’anonymat dans l’efficacité de tels mécanismes ? Quels sont les risques de représailles ? Nous partirons d’un jeu d’investissement à l’issue duquel les partenaires auront la possibilité de s’évaluer simultanément ou séquentiellement. L’intérêt de ces expériences sera de mesurer les différences d’efficacité des mécanismes de réputation selon leur design (séquentiel, simultanée en une fois ou deux fois).

3. Internet comme outil d’échange public de biens et services privés.

Internet présente la particularité de transformer certains biens et services privés en bien public. En effet, Internet facilite la reproduction et la diffusion des biens informationnels ou numériques. La protection des droits des auteurs de ces biens ou de leurs propriétaires est devenu difficile techniquement ou très coûteuse. L’essor des réseaux peer-to-peer (P2P) illustre bien ce problème. L’industrie musicale estime être victime des pratiques d’échanges de fichiers musicaux au sein de ces communautés P2P. Les maisons de disque voient dans ces pratiques la première cause à la baisse de leurs ventes [2].

D’un point de vue théorique, la création artistique apparaît comme un type particulier d’information qui, jusqu’à peu, était restreint à une sphère essentiellement privée (dispositifs de droits d’auteur, support physique de l’information, etc.) L’avènement d’Internet donne aux biens informationnels et numériques des caractéristiques d’indivisibilité d’usage et de coûts d’exclusion élevés. Cela pose bien évidemment problème aux propriétaires et distributeurs de ces biens qui se voient privés d’une partie croissante de leurs revenus d’activité, et qui motivent de leur part des stratégies de protection de leurs biens, de demande de répression croissante des fraudeurs, ou de diversification de l’offre audiovisuelle (sites de téléchargement payants, mise en place de DRM).

Dès lors, on est en présence d’un dilemme : Internet est un espace de production de biens publics (production collective d’informations et de services), mais c’est aussi un espace qui semble aussi menacer la production de biens privés (à travers des comportements de piratage, de free riding). Ce système de piratage organisé entre les internautes se fait par l’intermédiaire des Fournisseurs d’Accès à l’Internet. Dès lors, on peut se poser la question du partage des responsabilités entre FAI et internautes « fraudeurs » dans ce système. Faut-il sanctionner les free riders de premier ordre (ceux qui téléchargent gratuitement des médias payants via des dispositifs de mise à disposition comme le peer to peer) ou faut-il s’attaquer aux free riders de second ordre (les FAI qui permettent ce piratage) ? Les expériences envisagées pourraient impliquer alors une structure principal-agent avec intermédiaires, et il serait possible de tester différents dispositifs contractuels de tarification ou de sanction.

4. Structure du réseau d’interaction et coopération des internautes.

Économistes et sociologues ont publié au début des années soixante un certain nombre de résultats théoriques qui suggéraient que l’adoption de comportements individuels de « passagers clandestins » viendrait empêcher la production de biens publics sur une base coopérative et auto-organisée.

Cependant, la prise en compte des effets émergents qui peuvent être associés à la dynamique des interactions sociales au sein d’organisations structurées comme dans des réseaux sociaux informels nous amène à penser qu’il est possible d’identifier plus précisément les conditions d’apparition d’incitation à la coopération. L’étude des réseaux sociaux vient alors compléter celle des motivations individuelles. Ce débat peut être rapproché d’un certain nombre de discussions autour d’une production complètement "décentralisée" à des formes d’organisations centralisées et/ou hiérarchisées. Ce débat est au centre de l’opposition entre la conception "télécommunications" (centralisée) et la conception "réseaux informatiques / Internet" (décentralisés) ; il s’agit encore des débats sur la production de logiciels selon le modèle du "bazar" opposé à celui de la "cathédrale" initié par Eric S. Raymond (http://www.epita.fr/ poinde_t/religion/cathedrale-bazar.html). On retrouve encore cette question derrière les formes d’architecture de management et d’échange d’information telles que système centralisé ou système Peer-to-peer. Des études en système Multi-agents ont montré que la structure agit de façon non neutre sur la qualité des échanges (May et Novack, Cohen, Masuda and Aihara). Donc l’organisation peut être un autre vecteur permettant d’agir sur la qualité d’un système d’échange.

Comment l’échange d’information et la qualité de la coopération entre individus dépend elle de la structure du réseau ? Nous proposons dans cette étude de comparer trois structures qui semblent pertinentes par rapport aux systèmes réels existants : une structure en étoile (représentant un système centralisé), un réseau petit monde représentant une structure d’échanges communautaire P2P et enfin, une structure fixe et fortement connecté représentant un système type « intranet entreprise ». Pour chacun de ces systèmes, des hypothèses identiques seront faites quant à l’information disponible des agents et leurs modes opératoires.

Notes

[1Ainsi 78% des plaintes pour fraude sur Internet reçu par la National Consumer League aux Etast-Unis en 2000 étaient liées à des enchères en ligne (Hooser et Wooders, 2001).

[2Selon CNC Médiamétrie, les français téléchargeraient gratuitement et illégalement 1 million de films par jour, dont un tiers d’œuvres françaises.