Technologies urbaines, Vieillissements et handicaps.

, par Francoise Le Borgne Uguen, Simone Pennec

Simone Pennec et Françoise Le Borgne-Uguen (ARS, Université de Bretagne Occidentale et M@rsouin) publient un ouvrage aux éditions de l’École Nationale de Santé Publique sur les répercussions de l’introduction des nouvelles technologies et des objets techniques dans les univers de la ville et des habitations.

Référence : Pennec S. Le Borgne-Uguen F. (Dir.), 2005, Technologies urbaines, Vieillissements et handicaps, Pernnes, Ed. ENSP, Coll Recherche Santé Social.

Nous publions ici l’introduction de l’ouvrage, et en fichier attaché, la table des matières et un chapitre qui porte sur le projet T@pa, mené par l’ARS et l’ENST Bretagne.

Introduction

Françoise Le Borgne-Uguen, Simone Pennec

Cet ouvrage cherche à identifier et à comprendre les répercussions de l’introduction des nouvelles technologies et des objets techniques dans les univers de la ville et des habitations. La diversité des ajustements qui président à l’acceptation, à la mise en usage et parfois au refus de ces nouveaux objets est ici étudiée principalement en matière de mobilité. De quelles manières ces objets et ces techniques contribuent-ils à maintenir les compétences des individus à se mouvoir et à exercer leurs activités dans l’environnement ? En quoi ces technologies permettent-elles l’accès à des informations, le maintien d’échanges avec autrui ou la réalisation d’activités impossibles sans leur présence ? Cette orientation compréhensive suppose de centrer l’analyse sur les relations des utilisateurs avec les différents objets et dans différents lieux : celui du logement, celui des transports et de la ville et, plus généralement, l’environnement.

L’ensemble des textes examine les dimensions qui composent les possibilités de mobilité de tout individu et de certains d’entre eux en particulier, ceux dont les capacités sont limitées par les effets de certaines pathologies ou de certains handicaps. Pour situer cette dynamique et ses enjeux, trois composantes sont principalement retenues : les objets, les acteurs et les espaces. L’examen de leurs ajustements permet de comprendre en quoi et comment les personnes parviennent à donner plus ou moins de sens aux objets et aux innovations techniques.

Ici, les objets techniques et les technologies s’entendent dans une acception large : depuis les plus ordinaires et diffusés (télévision, radio) jusqu’aux objets et techniques associés aux modèles de la ville et de formes d’habitats « intelligents » qui empruntent aux technologies récentes de l’automatisme et de la communication à distance pour le contrôle de l’environnement par différentes aides techniques. C’est l’individu dans sa relation avec les objets qui est au centre des questionnements traités. Au domicile comme dans l’espace public, il s’agit d’interroger les extensions et les glissements d’usage des objets ordinaires et leur capacité à compenser les limites de mobilité des individus. L’objectif est aussi de comprendre les conditions d’acquisition et d’appropriation des objets spécifiquement destinés à compenser les effets des handicaps. De plus, certaines technologies de l’information et de la communication, destinées à tous les publics, peuvent aussi faire ressource dans ces situations pour le maintien ou le développement des modalités d’échange entre l’individu et des tiers. Diversement selon les contextes sociaux, certains objets techniques vont être envisagés comme capables de compenser ou de contourner les difficultés et de constituer des alternatives aux usages menacés. La place de l’individu dans la ronde des objets qui l’entourent et la manière dont il se saisit des nouvelles techniques sont essentielles à la compréhension des usages et des mésusages ainsi que des détournements d’usage initialement prévus par les concepteurs.

Partir des usages pour interroger la conception des objets et des aménagements : ce point de vue construit l’approche commune aux trois parties de cet ouvrage. L’une porte sur le domicile et ses aménagements, la seconde est centrée sur les objets de communication et leurs usages, la troisième envisage les liens entre les pratiques et les conceptions des technologies urbaines, en particulier dans le domaine des transports. Plusieurs itinéraires de lecture peuvent être empruntés au sein des treize chapitres ici réunis selon que l’attention se porte sur l’espace de l’habitat ou celui de la ville, sur certains objets ou certaines démarches d’aménagement, ou encore sur les négociations entre les différents types d’acteurs.


Deux perspectives sont développées et articulées dans l’ensemble des travaux présentés : l’une se consacre à la manière dont les objets sont investis dans les différents espaces, l’autre est centrée sur les logiques croisées des différents partenaires depuis l’utilisateur jusqu’aux concepteurs. La première perspective décline les différentes réalisations en matière de technologies urbaines, depuis les espaces collectifs jusqu’à l’intimité du chez soi. S’intéresser de manière prioritaire aux usages plus qu’aux règles de conception ou à la faisabilité de la diffusion des technologies, c’est prendre en compte des dimensions souvent présentées de manière fragmentaire, à savoir : les objets technologiques, les espaces dans lesquels ils sont introduits et les contextes des situations de handicaps et des formes de vieillissement. À ces dimensions s’ajoutent les négociations des personnes avec leur entourage [1]. La seconde perspective privilégie les conditions de ces mobilités en partant des logiques des individus utilisateurs dans leurs relations aux autres acteurs : les membres de la parenté, mais aussi les décideurs et les concepteurs professionnels et politiques. Le maintien, la reconversion ou la réduction des mobilités sont référés à l’insertion sociale des innovations, à travers le sens que ces techniques peuvent prendre au-delà des possibilités fonctionnelles des objets (Scardigli, 1992). Les conditions de leur implantation et de leur utilisation apportent des précisions sur les formes de relais, de transition et de substitution possible entre différents objets. Par ailleurs, la dynamique d’usage correspond aussi à des étapes dans les parcours de vie en situation de handicap, et est également à mettre en rapport avec la présence ou l’absence de ces équipements dans les différents contextes sociaux.

Dans cet ouvrage, certains espaces sont explorés de manière particulière pour mettre en évidence les adaptations des objets et les ajustements produits par les acteurs. Le logement, le « chez-soi » est un lieu d’accès aux objets les plus ordinaires comme la radio, la télévision, les objets ménagers, etc. Il peut aussi devenir un lieu dans lequel sont introduits des objets et des techniques plus spécialisés tels que les objets de soins et de déplacements, les appareils de dialyse, etc. L’environnement de proximité constitue un second échelon, depuis les abords extérieurs du logement jusqu’à la rue et le quartier, intégrant les équipements permettant les déplacements collectifs. L’accès à l’ensemble de la cité, à ses services publics ou marchands, constitue un troisième niveau d’exploration des réalisations et de leurs usages. A chaque niveau et dans leurs intersections, les mobilités sont pensées par les décideurs publics et négociées avec différents acteurs : l’État, le secteur privé, etc. Dans ces espaces, des « arts de faire », singuliers ou plus collectifs, mobilisent des « objets de toujours » pour préserver des usages antérieurs, tout comme ils font appel à l’introduction de nouveaux objets pour faciliter la transformation des pratiques.

Les modes de relation des individus aux objets sont aussi à comprendre en référence aux interactions entre une diversité d’acteurs. Plusieurs contributions font valoir les acquis des travaux qui portent sur l’appropriation différentielle des objets en fonction des contextes relationnels vécus par chaque personne. L’identification des formes d’intervention des proches : les parents, les amis, les voisins, est une des clefs de compréhension. Au-delà de ces intervenants de proximité, l’issue des démarches est différente selon les négociations qui s’engagent avec les acteurs intervenant de manière plus ponctuelle ou à distance : les promoteurs politiques et les concepteurs techniques. Cette perspective est mise en œuvre pour comprendre les aménagements de l’habitat et ceux des espaces urbains. Ce sont les types d’intervention des partenaires présents : les concepteurs, les responsables des politiques et les différents professionnels sociaux et médicaux, qui permettent d’éclairer le sens que ces techniques sont susceptibles de prendre pour les utilisateurs potentiels. En même temps que ces individus tentent de produire leur « chez soi » et leur ville, ces espaces sont aussi façonnés et pensés pour eux par des tiers. Le répertoire des mobilités disponibles ou accessibles varie selon les types d’articulation existants entre les politiques de l’habitat et de la ville, entre les procédures techniques et administratives des différents organismes, et entre les interventions des professionnels présents pour une même réalisation.

L’ouvrage est introduit par un article qui croise l’ensemble des perspectives ouvertes par les textes réunis. Françoise Bouchayer montre que cette question suppose d’articuler plusieurs approches scientifiques, le plus souvent présentées de façon distincte, sur les questions de technologies, d’âge et de générations et sur les situations de handicap. Elle montre aussi l’intérêt de l’intégration des travaux qui portent sur les parcours des individus en s’intéressant au maintien de leurs usages et à leurs tentatives de familiarisation avec de nouvelles procédures techniques conçues en dehors d’eux. Par le biais des tribulations, dans les transports et dans la ville, d’un personnage emblématique : celui de Zazie-Mamie, à différents moments de sa vie, les luttes et les connivences entre les individus et les objets, sont mises en évidence. Plusieurs auteurs font aussi appel à cette forme de narration dans l’écriture, en se mettant eux-mêmes en scène ou en y introduisant d’autres individus.

Ce chapitre introductif montre aussi l’importance d’une perspective pluridisciplinaire, associant la sociologie à d’autres sciences sociales, en particulier l’anthropologie et la géographie, comme le proposent aussi plusieurs autres textes. Ce croisement de plusieurs disciplines mobilise diverses méthodes selon que l’analyse vise à saisir des faits et des activités sociales relevant du niveau macrosociologique ou plus microsociologique. Les méthodes dominantes sont l’observation des sites urbains ou des habitats, les monographies d’aménagements ou encore les entretiens renouvelés lors de transformations des domiciles ou de différents territoires. Elles peuvent se combiner avec l’analyse des textes réglementaires, des modes et des filières de décision publique ou encore la fréquence de telle ou telle mise en œuvre.

La première partie de l’ouvrage porte sur les politiques de l’habitat et leurs implications en matière de mobilité. L’analyse porte alors sur ce qui va faire lien ou distance entre les décisions politiques et celles des responsables d’organismes, entre les concepteurs d’aménagements et les individus en présence dans l’intimité du domicile. Une des dimensions présentées croise les articulations, lentes et souvent fragmentées, entre les différents dispositifs d’adaptation de l’habitat promus en France depuis les années quatre-vingt. Françoise Le Borgne-Uguen et Vincent Caradec retracent les initiatives prises en ce domaine et les juxtapositions présentes entre les différents dispositifs (chapitre 2). Ainsi, des cloisonnements et des discontinuités ont toujours lieu entre deux démarches d’aménagements définies par Philippe Dard (2004) en termes d’adaptabilité et d’accessibilité [2]. Les initiatives publiques sont inscrites, le plus souvent, en direction de l’accessibilité de l’ensemble des individus à tous les espaces et les services. Cependant, ces démarches collectives se diffusent lentement et affectent trop partiellement les espaces urbains, y compris les logements du parc public. Ce faisant, elles sont rarement en cohérence et en continuité avec les dispositifs individualisés d’adaptabilité. Ces derniers regroupent des aménagements spécifiques réalisés pour un habitant, soutenu par un ou des organismes, lorsqu’il cherche à compenser une déficience donnée et à maintenir ou à diversifier sa mobilité. Entre ces deux logiques, des mises en œuvre discontinues dans le temps et les lieux peuvent conduire à des blocages et des restrictions d’usages dans les itinéraires et les activités possibles pour les individus.

Trois textes présentent des réalisations au domicile qui permettent de comprendre en quoi les aménagements engagent des négociations, des coopérations ou des mises à distance entre les différents habitants et avec les professionnels. Ce sont ces dynamiques qui permettent de saisir comment les usagers sont simultanément en prise avec des pratiques définies pour partie par les concepteurs et les décideurs, et dans des modalités d’utilisation partagées avec les personnes de proximité qu’elles soient des familiers, des professionnels ou d’autres usagers. S’interrogeant sur les interventions de différents professionnels au domicile des individus lors de démarches d’adaptabilité, Simone Pennec identifie les effets produits sur les habitants (chapitre 3). Entre les relations de service et les expertises techniques, les préconisations d’aménagements font toujours appel à une configuration d’acteurs, comprenant, au-delà de la personne et des professionnels (soignants, technicien expert), des membres de l’entourage, (parents, voisins et amis). Des négociations s’instaurent qui permettent parfois la continuité des usages, montrant une inventivité collective dans les adaptations réalisées. Ailleurs, on assiste à un usage restreint des techniques et des objets dont l’intégration se fait a minima. Florence Douguet repère les variations de l’appropriation du domicile par les personnes souffrant de pathologies chroniques lorsqu’elles y effectuent ou y font effectuer leurs soins, lieu devenu à l’occasion centre de production de santé (chapitre 4). Comme le montrent aussi d’autres contributions, les objets marqueurs du handicap sont l’objet d’appropriations différenciées. Dans certains contextes ils sont acceptés et rendus visibles de tous, tandis qu’ailleurs ils sont le plus possible occultés de la visibilité de la personne, de ses familiers ou de ses visiteurs. L’habitat ne perd pas ses fonctions antérieures définies par diverses formes et niveaux de sociabilité, différentes frontières et articulations entre le dedans et le dehors. Au cours des démarches d’adaptabilité et dans les usages qui en résultent, une hétérogénéité apparaît dans les répartitions des places : autant d’espaces et de temps en partage ou spécialisés, plus ou moins accessibles pour le destinataire principal des adaptations et pour certains de ses partenaires. Cette posture conduit Françoise Le Borgne-Uguen à envisager que les places occupées et la transformation des rôles ont partie liée (chapitre 5). Préservation de toutes ou de certaines mobilités, délimitation d’une place centrale ou plus périphérique dans l’habitat, présence de plusieurs ou de quelques objets techniques à proximité de la personne sont des indicateurs des processus à l’œuvre dans l’ordonnancement des priorités d’acceptation, d’acquisition et d’utilisation de telle ou telle adaptation et transformation.

La seconde partie de l’ouvrage porte sur les objets visant le maintien voire le développement des capacités de communication. Confrontés à des espaces et à des manières de faire pensés pour eux, les individus composent avec tout nouvel objet qui a un impact sur les parcours de vie, sur la dynamique du vieillir et sur les situations de vie avec des handicaps. Pour comprendre la dynamique d’usage ou de non-usage des objets, les analyses proposent de se rapporter aux effets de périodes et aux temporalités propres à chacun des utilisateurs. Cette approche, centrée sur l’analyse des modes du vieillir, traverse les contributions de Serge Clément (chapitres 6) et de Jean Mantovani (chapitre 7). Les auteurs montrent comment les usages extensifs des objets ordinaires « de toujours », audiovisuels par exemple, composent de nouveaux univers sociaux de référence et comment aussi certains nouveaux objets sont vite saisis dans le quotidien. Lorsqu’il s’agit de compenser les handicaps, d’autres technologies dites « de communication à distance » apparaissent aussi sur la scène domestique. Les objets destinés à la veille et à la sécurité voire à la surveillance, promues par leurs concepteurs dans une visée de téléassistance (téléalarme), restent peu diffusés et plus rarement encore usitées, même après leur introduction comme le montrent Jean Mantovani et Serge Clément (chapitre 8). Ces objets sont perçus comme liés au contrôle des risques et jugés peu favorables au développement des communications avec l’entourage et au maintien des mobilités. Par contre, lorsque la téléassistance se fait d’abord télérelation, les usages semblent plus fréquents et plus diversifiés et sont alors susceptibles de répondre aux demandes de personnes à mobilité réduite vivant confinées chez elles. Simone Pennec et Hélène Trellu montrent comment peuvent s’articuler les attentes et les demandes des personnes, entre la faisabilité technique et la négociation des services proposés, construisant alors des conditions qui deviennent favorables à l’usage des innovations techniques (chapitre 9). Nouveaux objets d’ouverture sur le monde et sur autrui, les supports de télérelation permettent ainsi l’accès à l’information issue du quartier et de la ville ainsi qu’à de nouveaux échanges avec ses proches. Les techniques permettent alors d’explorer d’autres types de mobilités, par le biais de nouvelles modalités de mise en contact.

Les contributions de la troisième partie sont consacrées aux espaces urbains et aux enjeux de l’aménagement des transports en particulier. En référence aux manières de faire et d’usiter la ville, Simone Pennec introduit la perspective d’une pluralité des pratiques de la vieillesse urbaine (chapitre 10). Les distinctions spécifiques aux âges et celles relatives au genre se combinent aux effets de générations ainsi que de période et de moment du cycle de vie pour affecter les pratiques urbaines. Les modes de circulation urbaine sont mis en lien avec les représentations collectives et normatives des droits et des compétences des personnes à occuper des places et à usiter tout ou partie de la ville. Entre diversité des capacités à solliciter autrui, des formes d’arrangements avec ses handicaps et des attachements à la ville, les individus recomposent des usages de la ville en s’appuyant sur des ressources de différents ordres pour s’y maintenir. L’individu n’est pas seul au monde -quand bien même il, et plus souvent elle, se trouve à vivre seul- et c’est la dynamique des interactions qui contribue à délimiter les mobilités possibles au travers du cadre bâti, des objets et des techniques. Ce sont aussi les retombées des politiques urbaines qui permettent de saisir la fragilité des adéquations entre innovations techniques et innovations sociales. Les acteurs sociaux qui émergent sur la scène, les urbanistes, les techniciens, les responsables de parcs de logements sociaux comme les promoteurs privés, introduisent ou redéfinissent des règles et des normes pour promouvoir certains aménagements dans la ville.

Quatre contributions explorent les limites des aménagements en parcourant plusieurs villes : Caen, Marseille, Paris et Rennes. Chacune souligne, dans un contexte officiel de promotion des mobilités urbaines, comment l’opérationnalité de l’offre des concepteurs, politiques et techniques, est toujours questionnée pour être réappropriée par les individus. Toutes les analyses mettent en scène des utilisateurs potentiels des techniques urbaines, en particulier dans les transports. L’art de ces auteurs est de mettre le lecteur en situation d’éprouver les difficultés à maintenir ses déplacements les plus ordinaires dans la ville. Les modèles d’adaptabilité et d’accessibilité des transports conduisent, au-delà de la figure de l’usager universel, à la mise en catégorie des utilisateurs, du fait de leur âge ou de leurs handicaps. Cette catégorisation donne à voir les formes de ségrégation des publics. Stéphane Chevrier et Stéphane Juguet montrent en quoi la conception du métro Rennais, du type VAL (Véhicule Automatique Léger), distingue les voyageurs « âgés » (Chapitre 11). Trois figures sont différenciées par les concepteurs selon les représentations de leurs capacités physiques et cognitives : les personnes à mobilité réduite, les personnes à autonomie réduite, les personnes fragiles. À Marseille, l’intégration de la nouvelle billettique, décidée par la direction des transports en commun, fait l’objet de nombre de tensions et d’incertitudes. Entre les dispositifs techniques et les logiques d’utilisation, Ghislaine Gallenga (chapitre 12) rend compte du double mouvement, de confrontation puis de recherche d’accommodements, qui s’est progressivement établi entre les usagers et les professionnels de la régie de transports. L’impératif d’usage de cette billettique automatisée pour la validation des titres de transports, y compris pour les individus transportés gratuitement, ici les plus âgés, a induit des tensions avant d’aboutir à la nécessité de nouvelles formes de coopération entre les passagers et les professionnels. Les fonctions initiales attribuées par la direction aux conducteurs de bus, aux contrôleurs, aux agents de sécurité dans les bus et aux maîtres-chiens dans le métro, se sont étendues et assouplies pour répondre aux sollicitations de ces utilisateurs.

Deux textes donnent à saisir les itinéraires semés d’embûches dans lesquels se trouvent deux utilisateurs urbains, confrontés à la diffusion du modèle de l’accessibilité urbaine. À la manière de Mamie dans le métro, à différentes étapes de sa vie, analysée par Françoise Bouchayer en début d’ouvrage, Franck Bodin raconte la confrontation entre le modèle d’accessibilité de la ville de Caen et les pratiques d’un homme circulant en fauteuil roulant (chapitre 13). Ses tentatives pour retrouver ses pratiques antérieures de trajets se heurtent à de multiples obstacles. L’auteur constate que la ville est entièrement construite pour des utilisateurs en conformité aux règles et aux normes. L’usage des circuits prétendument adaptés se révèle semé d’embûches, parfois du fait du non-respect des espaces dédiés aux personnes dont la mobilité est réduite. Au-delà, cet itinéraire fait apparaître la fréquence des « maillons manquants » ne permettant pas des pratiques en cohérence avec les principes énoncés de l’accessibilité urbaine. Les décalages de programmation et de concertation entre les politiques, les concepteurs et les techniciens contrarient la continuité des déplacements, y compris lorsque est déclarée une politique d’accessibilité urbaine.

Chacune à sa manière, les propositions formulées par les auteurs déconstruisent l’évidence d’une logique des aménagements qui serait fondée sur les caractéristiques objectivables des incapacités ou encore sur une lecture fonctionnelle des compensations apportées par tel ou tel objet. S’interroger sur ce qui fabrique le ou les sens de ces techniques, c’est placer leur diffusion en lien avec ses conséquences sociales. Certains acteurs envisagent la délégation aux machines d’une part des sociabilités et de la vie quotidienne et d’une partie du travail de santé et de soin tandis que d’autres ferment d’emblée cette perspective. Ces représentations quant aux niveaux de mobilité à conquérir ou maintenir pour et par les individus sont aussi les produits des univers sociaux spécifiques. Ils dépendent des relations qui s’établissent entre les différents partenaires et qui leur permettent, plus ou moins fortement, de penser les conditions de passage entre « socio-logiques et techno-logiques » (Scardigli, 1992). L’attention portée aux processus qui portent les acteurs à s’approprier diversement la même technique permet ainsi de comprendre ces constructions sociales contrastées. Les modalités des rencontres -entre les objets techniques, les aménagements et les personnes- sont toujours le produit de processus sociaux. Entre fascination pour le progrès technique et déceptions de certains usagers, plusieurs processus présentés dans ces textes permettent de comprendre comment certaines innovations sont portées par des interactions qui leur confèrent du sens tandis que d’autres restent peu diffusées ou peu usitées. Ces résultats peuvent fonder une posture scientifique, ils esquissent aussi une forme de plaidoyer. Lorsque les promoteurs des politiques de l’habitat et de la ville prennent en compte les usages des personnes, simultanément et non postérieurement à la conception des processus technologiques, la continuité des liens entre conception et usages se fait plus forte. Les actions publiques, les procédures, les choix de technologies investissent les interactions entre les acteurs, renforcent ou réduisent les services rendus à tous les publics, et parfois plus fortement encore aux publics en situation de handicap.

Bibliographie

Dard P. (2004), « L’accessibilité : de quoi parle-t-on ? », in Villes et vieillir, Paris, La Documentation Française, « Villes et sociétés », p. 112-120.

Scardigli V. (1992), Les sens de la technique, Paris, PUF.

Notes

[1Initiés par la Mission de recherche du ministère de l’emploi et de la solidarité (MIRE-DREES) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) depuis les années 1996, plusieurs recherches ont donné l’occasion de déplacer le questionnement initial de différents chercheurs qui ont placé d’emblée la dynamique sociale des liens entre les individus et les technologies dans le contexte des formes du vieillissement, des types de handicaps et ce, au regard des spécificités des territoires.

[2L’accessibilité vise le maintien et le développement de l’accessibilité pour tous tandis que l’adaptabilité renvoie aux modifications spécifiques d’un espace réalisées à domicile le plus souvent, en fonction des handicaps spécifiques que rencontre un individu.

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