TICE, enseignement supérieur, modèles pédagogiques, ingénieries, butinage, braconnage, bricolage.
Résumé.
Cet article s’appuie sur deux recherches empiriques : une sur les étudiants d’un service d’enseignement à distance et une, ethnographique, ayant pour objectif l’identification des modèles pédagogiques soutenant les nouvelles licences professionnelles (2004-2006). Il s’agit, par l’observation directe des pratiques et par des analyses de discours des usagers des TICE, d’identifier progressivement les différents modèles pédagogiques implicites mis en jeux. Théoriquement, nous approchons les TICE sous l’angle plus général du rapport au savoir, qui, recontextualisé, renvoie à des questions théoriques beaucoup plus larges. Ces recherches, nous font nous interroger sur plusieurs notions dans trois registres : « la vision », l’expérience culturelle des TICE et la formalisation des dispositifs TICE. Dans ces trois registres, nous proposons trois concepts : butinage - braconnage - bricolage. Dans le registre de la « vision », le butinage entretient des relations dialectiques avec la notion de navigation. Dans celui de l’expérience culturelle, le braconnage entretient des relations dialectiques avec la notion de programmation. Dans celui de la formalisation des dispositifs TICE, le bricolage entretient des relations dialectiques avec la notion d’ingénierie. Pour les TICE, la dialectique bricolage-ingénierie est probablement la plus féconde.
Mots clefs : TICE, enseignement supérieur, modèles pédagogiques, ingénieries, butinage, braconnage, bricolage.
ABSTRACT.
This paper is related to two empirical research projects : one was an investigation of users of a University Service of Distance Learning ; the second was an ethnographic research which was aimed at identifying the pedagogical models underpinning new professional degree courses (2004-2006). Our methodology is essentially qualitative relying both on the direct observation of practice and on the analysis of the discourse of ITCE users to identify progressively the differing pedagogical models implicit in such practice. Our particular theoretical approach is to place Information and Communication Technologies in the wider context of the knowledge relationships. In Education and Training, the relationship which usages of ICT have with such technologies can be studied in part as a relationship to specific knowledge which, when put into other contexts, opens up other, much wider, theoretical questions. And this led us to a range of questions at three differing levels : a generalised view of ICTE ; the cultural experience of ICTE ; and the systematisation of ICTE. To each level, we have attributed three core concepts : ‘gathering’ - butinage, ‘poaching’- braconnage, and ‘odd jobbing’ - bricolage. In the generalized view of ICTE, ‘gathering’ relates to notions of navigation. Within the cultural experience of ICTE, ‘poaching’ relates to notions of programming, and in the systematizing of ICTE, ‘odd jobbing’ relates to notions of systems development. It seems that this last dialectic is, as far as ICTE is concerned, the most productive.
Key words : ICTE, higher education, pedagogical models, systems development, gathering, poaching, odd jobbing.
Introduction
Cette contribution est une partie de la synthèse d’un ensemble de travaux menés depuis dix ans sur le développement des TICE (les usages des TIC dans l’éducation et la formation) dans l’enseignement supérieur et la formation professionnelle en Bretagne. Parmi neuf recherches [1], j’ai choisi d’articuler ce texte autour de trois recherches empiriques :
- une enquête par questionnaire et entretiens menée en 2004 sur le public du SUED [2],
- une recherche ethnographique ayant pour objectif l’identification des modèles pédagogiques soutenant les nouvelles formations professionnelles de l’Université Rennes 2. Il s’agit des deux licences professionnelles [3] qui m’ont paru très significatives par ce qu’elles révèlent des TICE dans l’institution universitaire et de ce qu’elles révèlent de l’institution universitaire par les TICE :
-
- Design graphique / médias interactifs,
-
- Stratégies et Dispositifs Individualisés en Formation (SDIF).
J’ai croisé ces données avec celles de quatre autres études [4] sur les TICE dans l’enseignement supérieur en Europe.
Réflexions épistémologiques
Avec plusieurs collègues du CREAD de Rennes nous approchons les TICE sous l’angle plus général du rapport au savoir. En éducation et formation, les rapports qu’entretiennent les usagers aux TIC peuvent, pour une part, être étudiés comme des rapports aux savoirs spécifiques qui, recontextualisés, renvoient à des questions théoriques beaucoup plus larges. Pour ne citer que quelques travaux dans ce champ, j’ai ouvert la voie il y a quelques années autour du rapport à l’informatique des enfants et adolescents relevant de l’éducation spécialisée, des jeunes toxicomanes et des adultes bénéficiaires du RMI [5]. Jean-Luc Rinaudo [6] a étudié celui des enseignants du premier degré, plus récemment et avec autant de pertinence, Isabelle Collet [7] a étudié le rapport à l’informatique des étudiants et des étudiantes d’informatique et enfin Magali Moisy [8] a initié une recherche sur les adolescents joueurs de jeux vidéos qui nous paraît fort prometteuse. Cette approche nous conduit à aborder la notion de culture, culture technique, culture informatique, cyberculture, culture des jeux vidéos... dans une définition articulant sujet et société que j’emprunte à Winnicott : « Ce sont les expériences culturelles qui apportent à l’espèce humaine cette continuité transcendant l’expérience individuelle » [9]. Ce qui fonde la cohérence de cet ensemble de recherches et de cette communauté de chercheurs, c’est sa référence à l’approche clinique d’inspiration psychanalytique. Comme l’écrit Claudine Blanchard-Laville, « cette approche a la double caractéristique de prendre en compte en priorité, dans les situations étudiées, les processus inconscients, au sens freudien, et de ne pas éluder la question de la relation transférentielle du chercheur à son objet-sujet(s) d’étude mais, tout au contraire de travailler à partir de cette relation et de tenter d’en élaborer la dynamique chemin faisant » [10].
L’implication 1
L’expérience personnelle avec les TIC devient un atout scientifique pour peu qu’on se déprenne de ses propres fantômes technologiques. Nous rejoignons dans cette tentative de « vision qualitative, clinique, ethnographique, anthropologique » des TIC au moins deux autres courants de recherches ; l’un, en sciences de l’information et de la communication (Boullier D., Breton P., Perriault J., Miège B., Moeglin P, Musso P. ...) et l’autre en psychanalyse [11] (Missonnier S., Stora M., Sibony D., Tisseron S...) Pour nous, dans cette problématique des usages des TIC dans l’enseignement supérieur, s’il s’agit de tenter des recherches À PROPOS des usagers et des usages des TIC, leurs interprétations ne seront réellement satisfaisantes qui si elles sont fécondées par des PRATIQUES des TICE, en tant que pratiques culturelles multidimensionnelles éprouvées. Il faut rester modeste devant la complexité de la tâche, ma stratégie pour contourner cet impensable, consiste à saisir les « éprouvés », témoignages et émotions des différents acteurs des formations, tant en extériorité qu’en intériorité puisque je suis, un peu mais pas trop [12], acteur des TICE moi-même. Cette posture « d’observation participante périphérique » me rapproche de ce que Georges Lapassade [13] qualifie d’ethnoclinique assortie des références théoriques empruntées à la psychanalyse, la psychosociologie et l’anthropologie. Georges Lapassade précise que « les chercheurs qui choisissent ce rôle -ou cette identité-, considèrent qu’un certains degré d’implication est nécessaire, indispensable pour qui veut saisir, de l’intérieur, les activités des gens, leur vision du monde. Ils n’assument pas de rôle actif dans la situation étudiée et ils restent ainsi à sa « périphérie ». [14] Contrairement à mes recherches sur les usages des TIC dans l’éducation spécialisée ou l’insertion, où l’implication est totale et l’approche saturée de clinique, pour mes travaux sur l’enseignement supérieur, il me paraît préférable de choisir la posture ethnoclinique dans une perspective transdisciplinaire.
La modélisation
Je fais appel à Philippe MEIRIEU [15] pour préciser un peu plus le protocole que je propose. "Parce que le pédagogue est un homme « de terrain », parce qu’il a en charge d’éduquer ceux et celles qui lui sont confiés, parce qu’il est confronté à la nécessité de prendre des décisions, la pédagogie est, de toute évidence une « discipline de l’action ». C’est pourquoi, au même titre que la médecine ou encore la politique, elle n’a pas, à proprement parler, de cohérence épistémologique qui lui soit propre. Contrairement à la physique, à la linguistique, à l’économie ou à l’histoire, elle ne tient pas son identité d’un système homogène de validation mais bien plutôt de son « objet » - l’éducation - et de son projet - produire des modèles qui permettent d’entrer dans l’intelligence de la « chose éducative » et d’y agir de manière cohérente et efficace. En d’autres termes, elle n’est pas le lieu de l’administration de la preuve mais de ce que l’on pourrait nommer « la gestion de la décision sensée »." [16]
Partant du principe énoncé par MEIRIEU que toute avancée dans le domaine pédagogique ne réside pas dans l’administration d’une preuve définitive et complète qui n’existe pas, mais dans la compréhension du modèle plus ou moins explicite qui anime chaque action de formation, pour les TICE, je m’efforce de mettre à jour, de comprendre les modèles pédagogiques implicites des formations universitaires. Afin de renforcer mon propos, je vais partir d’un schéma concernant les polarités - les trois paradigmes - du dispositif de mise à jour des modèles pédagogiques implicites :
Ce triangle pédagogique va nous permettre de préciser la position topologique du modèle scientifique utilisé pour ce type de recherche. Pour identifier les pratiques et les usages des TICE, l’idéal serait de faire émerger la multitude de modèles pédagogiques implicites des acteurs lorsqu’ils agissent. C’est structurellement impossible. Comme nous le démontre CASTORIADIS [17], ces modèles sont aussi nombreux que les acteurs eux-mêmes. De plus, ils sont dépendants de paramètres innombrables et, pour une bonne part, inconscients [18]. _ Néanmoins, ces modèles implicites concourent à la construction imaginaire d’une formation, ils construisent son imaginaire collectif - le moteur de l’équipe pédagogique - et son social-historique - son projet [19] en tant que dispositif vivant et incarné. Ce qui veut dire que ces modèles, aussi imaginaires et volatiles fussent-ils, agissent la formation. Le modèle pédagogique implicite d’un dispositif TICE est forcément une construction théorique partielle, systématiquement multiréférentielle [20] et virtuelle [21].
Cette démarche offre, parmi d’autres, une stratégie d’identification de modèles implicites qui agissent les processus de formation. Elle permet de passer du caractère latent au caractère manifeste en ce qui concerne une formation considérée comme une suite d’événements - intentions, élaborations, projets... - d’abord latents [22] ; puis de plus en plus manifestes - la formation qui l’on va vivre. Dans cette perspective, on peut aussi dire que cet ensemble de recherches s’inscrit dans une perspective ethnoclinique.
Questions méthodologiques
Pour le SUED, il s’agit d’une enquête par questionnaire menée en 2004 sur l’ensemble du public du SUED articulée à 14 entretiens d’étudiants choisis comme représentatifs ainsi qu’à de longues interviews filmées par les étudiants de la filière USETIC (Usages Socio-Éducatifs des TIC).
Pour DESIGN et SDIF, la méthodologie est strictement qualitative. Elle combine des observations en cours de formations ainsi que des entretiens semi-directifs avec les étudiants, les enseignants, les professionnels et les responsables de ces formations.
Lorsqu’on évolue sur le terrain de la recherche en SHS, particulièrement lorsqu’on se réfère à l’ethnographie, à la clinique ou à l’interactionnisme symbolique, l’instrumentalisation de la collecte de données est un aspect important, mais la lisibilité des méthodes d’analyses de ces données l’est plus encore.
Pour ces recherches, j’utilise un protocole de décryptage hypertextuel qui consiste :
– à classer les données dans les trois catégories du triangle de modélisation (axiologique - praxéologique - psychologique),
– à identifier vers quel pôle le modèle émerge,
– à chercher les signifiants dominants par pôle pouvant permettre d’isoler les notions et les concepts centraux du modèle pédagogique implicite de chaque formation.
L’implication 2
Ayant été Vice-président formation, chargé de l’insertion professionnelle, Directeur du Département de Sciences de l’Éducation et étant membre du CA de l’Université Rennes 2 et Directeur adjoint de l’UFR Sciences Humaines, j’étais et je suis encore dans une position favorable pour observer les stratégies et les interactions institutionnelles ainsi que pour recueillir et archiver les textes qui fondent les dispositifs TICE dans l’université [23]. Participant à un grand nombre des réunions et à l’écriture de certains textes, qui furent utilisés dans la mise en place des dispositifs étudiés, on pourrait m’objecter la trop grande subjectivité de ma lecture. Avec Bachelard [24], souvenons-nous toujours que la réalité se présente, et se re-presente dans l’expérience subjective. Présenter un objet de recherche dans la mécanique de l’extériorité expérimentale ne suffit pas à le rendre objectif car l’illusion est consubstantielle du savoir. Comme l’écrit Nicole Mosconi « Foucault - et Nietzsche avant lui - ont bien montré que, parmi ce qui se donne comme savoir dans les sociétés, une bonne partie comprend autant d’éléments subjectifs que d’éléments véritablement objectifs. » [25] Par ailleurs, on sait, au moins depuis Philippe Breton (1990) et Pierre Musso (2003) que les cultures autour des TIC (informatique, internet, réseaux...) entretiennent des rapports très étroits avec les imaginaires contemporains. Il serait illusoire d’espérer sortir du pouvoir des illusions sans construire un dispositif de rationalisation qui intègre la dimension subjective.
L’implication institutionnelle est aussi une pratique culturelle multidimensionnelle éprouvée qui peut participer à l’élaboration d’analyses scientifique qui, lorsqu’elles sont restituées, reçoivent la « légitimité du terrain ». Plutôt que de nier, de refouler, cette face cachée du chercheur, mon attitude consiste à innerver mes résultats et mes analyses par les expériences et le transfert de l’acteur et tentant une écriture ou l’un et l’autre sont identifiables.