[Cahier de recherche] Appréhender les territoires de la réalité et de la virtualité à travers la création d’un site de « quartier » : l’exemple de « Couleur quartier » à Kérourien (Brest).

, par Annabelle Boutet-Diéye, Hélène Trellu

Mots clefs : sociologie des usages des technologies, projet « usage d’Internet », Web, appropriation des TIC, Point d’accès public.

Dans le cadre du projet Psaume mené au cours de l’année 2005 [1], nous avons étudié comment un espace public numérique s’inscrivait à la fois dans la dynamique d’un quartier populaire de Brest et dans le quotidien des personnes qui fréquentaient cet espace. Il a été notamment question de la construction d’un site Web, appelé Couleur quartier, dont les pages servent de lieu d’expression de certains habitants. L’analyse sociologique de leur investissement dans ce site révèle un certain nombre d’éléments à la fois sur leur processus d’apprentissage des techniques numériques mais également sur le statut qu’ils lui accordent dans leur volonté de montrer leur quartier et leur vécu dans ce quartier.

ABSTRACT.

During the PSAUME project carried out in 2005, we studied how a Public access point to the Internet is part of the dynamics of a popular quarter of Brest and of the daily life of the people who come to this place.

Actually, it was question of the design of a Web site, called “Couleur Quartier”, which pages are used as a space of expression by some inhabitants. The sociological analysis of their involvement in this site reveals a certain number of elements about how they train themselves in the digital techniques but also on the statute they give to it in their will to show their local territory and how they live there.

Keywords : sociology of the use of technologies, Web, appropriation of IC technologies, Public access point to the Internet.

Introduction.

Mobilisés pendant les vacances scolaires autour de la création de ‘carnets de voyages’, des enfants de Kérourien - un quartier de Brest - parlent de ce qu’ils aiment et de ce qu’ils n’aiment pas dans leur quartier. Ils aiment ses couleurs : les barres d’immeubles bleues et blanches, le linge multicolore qui pend aux fenêtres, le carré d’herbe, une voiture "vert pomme" ; mais dénoncent la pollution : les mégots de cigarettes, les déjections canines, les poubelles qui débordent. Même s’ils rêvent d’avoir une piscine, voire la plage au milieu des immeubles, ils disent qu’ils se sentent bien à Kérourien.

Kérourien compte à peu près 2000 habitants. En général, il est surtout connu de l’extérieur, pour son classement en zone urbaine sensible, pour la situation socio-économique des habitants (taux de chômage, jeunesse et la délinquance, faible taux de diplôme, importance des habitats sociaux).

En d’autres termes, il peut exister autant de représentations et de modes de description d’un quartier qu’il y aura de personnes pour le faire.

Au milieu des immeubles, un Espace Public Multimédia (EPM) a été ouvert où les habitants peuvent s’initier et utiliser, gratuitement, un ensemble d’équipements multimédias. En effet, officiellement - selon la plaquette d’information -, cet Espace Public Multimédia a pour vocation de mettre "Le multimédia à la portée du plus petit comme des seniors". À ce titre, plusieurs activités sont proposées et encadrées par une animatrice : Initiation à l’ordinateur ; Consultations libres ou accompagnées à Internet ; Accompagnement scolaire ; Création de page ou de site Web ; Initiation à Internet, Aide à la rédaction de documents administratifs (CV, lettres...) ; Création de compte e-mail ; Consultations de CD rom ; Atelier de photo numérique ; Stage multimédia ; etc. Autrement dit, c’est un programme évolutif en fonction des demandes et besoins exprimés par les personnes qui fréquentent le lieu.

Actuellement, l’Espace Public Multimédia est installé dans un local mis à disposition par la Caisse d’Allocations Familiales. Il s’agit en fait d’un appartement, au premier étage d’un immeuble, situé en face du centre social et qui accueille également le bureau du secteur jeunesse1 et le bureau de la Confédération Syndicale des Familles. L’accès se fait par l’entrée commune de l’immeuble, grâce à un interphone.

En 2003, paraissait un ouvrage intitulé D’une rue à l’autre...couleur quartier, compilation de témoignages d’habitants du quartier. Au cours de la période d’observation que nous avons mené au sein de l’EPM, le projet d’un site, relais du livre a pris un essor considérable au point que certaines personnes qui déclaraient en décembre, ne pas se sentir capable d’écrire sur Internet publient aujourd’hui sur http://www.couleurquartier.infini.fr.

Ce site est le fruit de l’initiative conjuguée d’habitants du quartier et de professionnels du secteur social (ex. L’animatrice de l’Espace Public Multimédia, la prévention Don Bosco, le centre social de Kérourien, le secteur jeunesse etc). Sur un mode collaboratif et mobilisant des techniques de production en ligne relativement faciles, il donne l’occasion à tous les acteurs du quartier qui le souhaitent, de publier des articles dans plusieurs rubriques : "D’une rue à l’autre", "Culture et traditions", "Des écrits dans le vent", "Des projets dans l’air", "Histoire de Couleur quartier", "Partenaires de quartier", "Sentiers de découverte". La rubrique "D’une rue à l’autre" propose les animations faites dans le quartier, celle "Sentiers de découverte" est une invitation à sortir du quartier pour se rendre à une exposition, participer à une fête, faire une ballade et découvrir la ville et ses alentours...

Les chercheurs, les journalistes, les politiques n’en finissent pas de tenter de définir Internet, tour à tour invention angélique ou démoniaque, producteur ou destructeur de liens sociaux, source de progrès ou d’exclusion, outil élitiste ou démocratique.

La sociologie des usages qui accompagne, depuis le phénomène du Minitel Rose, le développement des technologies de l’information et de la communication, pose, entre autres, la question des modalités d’implantation d’une innovation technique dans un contexte organisationnel ou sociétal donné.

Le site Couleur quartier donne l’occasion de questionner les modalités d’implantation de la technologie Internet dans le cadre d’un quartier. Il permet de se demander dans quelle mesure l’usage d’Internet s’articule avec les modes de perceptions et de représentation d’un territoire, en l’occurrence un quartier.

La notion de territoire permet d’appréhender une double dimension [2] : celle de la nature matérielle, géographique, et celle du contenu idéologique ou idéel. En partant du postulat que le territoire est un objet construit, ‘informé’, au sens où sa mis en forme se fait par le biais des représentations sociales, de son aménagement, de l’histoire de la relation entre les hommes et leur milieu, nous interrogeons le travail de production qui se met en place sur le site « couleur quartier » autour de deux questions principales : Comment les acteurs caractérisent-ils leur territoire ou quels sont les modes de caractérisation qu’ils mobilisent ? En quoi, la technologie Internet influence t-elle ces modes de caractérisation ?

La quatrième de couverture de l’ouvrage "Couleur Quartier" annonçait « Des itinéraires de vie ordinaire, racontés avec des mots de tous les jours...une première pour les habitants de ces quartiers ». À travers ses différentes rubriques, le site homonyme poursuit l’idée de montrer les différentes facettes de la vie d’un quartier telle qu’elle [la vie] et tel qu’il [le quartier] sont vécus quotidiennement par les habitants. Autrement dit, les habitants, à travers leurs témoignages, leurs articles, leurs recettes de cuisine ouvrent une nouvelle porte sur leur ‘intimité’.

Le territoire est intériorisé et participe à la construction identitaire de chacun. Finalement, les lieux à partir desquels nous formons notre ‘territorialité’ correspondent à l’aire des routines c’est-à-dire aux endroits que nous fréquentons régulièrement. Dans ce contexte, notre hypothèse est que les cadres de représentation du territoire renvoient à des catégories de l’action liées aux notions de proximité et d’éloignement. Autrement dit, les acteurs construiront des représentations de leur quartier sur un mode dialectique de ce qui leur est proche ou familier et de ce qui leur est éloigné ou étranger. Nous nous sommes donc particulièrement intéressé à la manière dont les habitants de Kérourien parlent et montrent leur identité territoriale.

Dans cet article nous abordons donc la construction de deux types de territoires par les habitants de Kérourien : l’un physique et l’autre virtuel, celui du quartier et celui d’Internet, et nous réfléchissons à l’articulation de ces deux territoires.

Notes

[1Séances d’observation-participante, d’entretiens formels et informels, au sein de l’EPM et plus largement dans le quartier, de décembre 2004 à février 2005. Notre objectif était d’observer et d’analyser les comportements sociaux des individus, dans les lieux mêmes de leurs activités, sans en modifier le déroulement ordinaire. Nous avons donc porté notre attention aux actions et aux comportements des personnes vis-à-vis des technologies ainsi qu’aux interactions, verbales et non verbales, entre les usagers, entre les usagers et l’animatrice, et entre les usagers et les acteurs institutionnels ou professionnels, dans le cadre de l’EPM. Nous avons également rencontré les habitants et les acteurs de l’action sociale dans d’autres lieux de vie du quartier (relais accueil parents-enfants du centre social, permanence de la Confédération Syndicale des Familles, local de l’association Don Bosco qui s’occupe des jeunes (12 à 25 ans) en difficultés...) ou au cours d’évènements (goûter de Noël, présentation du projet du film couleur quartier...) C’est pourquoi nous tenons à signaler que le travail de terrain a révélé des situations individuelles difficiles et que pour des questions de sécurité nous devons respecter l’anonymat absolu de certains de nos interlocuteurs.

[2Le secteur jeunesse, rattaché au centre social s’adresse à tous les adolescents du quartier de 11 à 17 ans. Il propose des activités toute l’année.