Le dispositif Ordi 35 a été mis en place au cours de l’année scolaire 2004-2005 par le conseil général d’Ille-et-Vilaine, avec la distribution d’ordinateurs portables pour les collégiens des classes de troisième de tous les collèges du département, publics ou privés, et la création d’emplois d’animateurs Ordi 35. Cette opération s’inscrit dans la filiation de deux opérations antérieures, réalisées dans deux autres départements. Dans les Landes, le dispositif un collégien, un ordinateur portable est plus ancien, mais moins massif, du fait de la taille de ce département. Dans les Bouches du Rhône, tous les élèves de quatrième et de troisième et presque tous les professeurs ont été dotés d’ordinateurs portables, dans le cadre de l’opération Ordina 13.
Une équipe de chercheurs du Créad1 s’est attachée à observer ce dispositif pendant les trois premières années d’existence pour analyser les effets d’un tel dispositif sur les différents acteurs et plus particulièrement les collégiens, leurs familles et les professeurs de collège. Cette recherche compréhensive a été conduite selon une démarche clinique privilégiant l’étude de quelques situations en profondeur aux calculs de moyenne.
Trois types de données permettent de recueillir les ressentis des collégiens :
des entretiens ont été réalisés avec quelques collégiens, soit en présentiel, soit à distance, via les messageries électroniques synchrones ou asynchrones ;
un questionnaire a été administré pendant les trois années de la recherche : 1825 protocoles sont exploitables ;
des observations directes ont pu se dérouler dans les collèges, auprès des professeurs ou dans la salle de l’animateur Ordi 35.
Le travail avec les enseignants et les parents d’élèves s’est essentiellement déroulé à partir d’entretiens de recherche non directifs.
Des collégiens
Ce qui est souvent oublié dans les écrits concernant les dispositifs de type ordinateurs portables au collège, qu’ils soient ou non à prétention scientifique, c’est que ces machines sont confiées à des adolescents.
Concernant les pratiques des collégiens, nous avons repéré qu’elles sont essentiellement de loisirs, avant d’être scolaires. On pourrait dire que ce sont essentiellement des pratiques d’adolescents avant d’être des pratiques de collégiens : appropriation personnelle de l’ordinateur, usages des réseaux, communications entre pairs... On peut même avancer qu’Ordi 35 participe, pour certains jeunes, au processus de construction identitaire en offrant une autonomie vis à vis des autres membres de la famille et notamment des parents, en leur donnant une responsabilité accrue, en leur permettant d’expérimenter les limites et de dépasser les interdits. Sur ce dernier point, nous pouvons en saisir des mises en actes à travers Ordi 35. Ce sont tout d’abord les nombreux contournements des règlements intérieurs édictés dans les collèges, à propos de l’utilisation des machines. D’autres dépassements des interdits observés nécessitent sans doute de plus grandes compétences techniques. Nombreux sont les jeunes qui critiquent les protections et les restrictions d’accès à certains sites Internet ou l’impossibilité de jouer en réseau (près de 11% des répondants à la question ouverte sur ce qui déplaît le plus dans Ordi 35). Comme dans un jeu de chat et de souris, chaque nouveau système de protection des réseaux informatiques crée un défi à relever pour des programmeurs spécialisés dans le contournement des pare-feux, par exemple. Ainsi, quelques semaines après la distribution des premiers ordinateurs, nous avons pu constater que certains jeunes collégiens pouvaient passer outre les protections du système. Certains collégiens montre fierement à l’animateur Ordi 35 qu’ils peuvent déjouer les protections du système. Il se peut qu’ils aient eu le soutien avisé d’un aîné de leur entourage ou eu recours à de l’aide sur un forum spécialisé. On peut repérer, par exemple, que plusieurs forums de sites spécialisés proposent des solutions pour permettre aux ordinateurs de fonctionner après 22h30.
Les pratiques des adolescents ne sont pas uniformes et elles s’inscrivent en particulier dans une différenciation sexuée. Ainsi peut-on observer des pratiques différentes entre garçons et filles. En règle générale, les garçons sont plus nombreux que les filles à fréquenter la salle de l’animateur Ordi 35. Les observations semblent converger dans le sens d’un plus fort attrait pour le côté technique de l’outil chez les garçons. Si elles sont moins nombreuses à fréquenter les salles Ordi 35, les filles y passent également moins de temps. En outre, elles ont des usages quelque peu différents. Il n’est pas rare de voir plusieurs d’entre elles autour d’une même machine allumée, tandis que les garçons sont la plupart du temps seuls devant leur ordinateur. En cas de problème technique ou de panne, nous avons également constaté que, généralement, les filles ne cherchent pas à réparer elles-mêmes leur ordinateur mais qu’elles préfèrent attendre les conseils de l’animateur ou demander de l’aide aux garçons. Dans cette période importante pour la construction identitaire que constitue l’adolescence, ces jeunes filles sont en recherche des caractères de leur féminité. Elles ont en particulier intériorisé que l’identité féminine implique un désintérêt affiché pour les techniques et les technologies tandis que les garçons ont intégré que la technique est un trait de l’identité masculine. Du coup, elles peuvent s’autoriser, beaucoup plus facilement que les garçons entre eux, à solliciter l’aide des autres et à coopérer.
Les pratiques dans le domaine scolaire paraissent moins importantes, du moins si on se réfère aux représentations et aux attentes suscitées par le dispositif. En fait, comme d’autres dispositifs, Ordi 35 a peu modifié le travail des élèves et des enseignants. Probablement parce qu’en ce domaine, les évolutions se construisent lentement dans le temps et ne suivent pas nécessairement les modes. On note toutefois, en ce qui concerne les élèves, un usage plus important, au fil des années, de l’ordinateur portable à des fins scolaires.
Des enseignants
Nous rencontrons trois types de discours d’enseignants. Dans le premier groupe, on trouve les enseignants dont la pratique antérieure au déploiement du dispositif les prédisposait à un usage immédiat des ordinateurs portables, pour eux et leurs élèves. Ordi 35 vient conforter leur pratique professionnelle. Le groupe suivant rassemble les enseignants réticents qui refusent d’utiliser les ordinateurs portables dans leur pratique professionnelle. Le troisième groupe, intermédiaire, est constitue de professeurs pragmatiques ou résignés : « je suis franche là / oui / donc ce projet moi financièrement je le trouve totalement aberrant ceci dit il est là il y a ils ont des ordinateurs et je me suis dit qu’on allait essayer de les utiliser / tant qu’à faire puisqu’il y a gaspillage autant essayer de limiter le gaspillage ». On se doute bien qu’avec une telle posture, presque de soumission au contexte organisé par le conseil général, les discours revêtent une forte tonalité négative. Ils montrent, en particulier, l’image jamais atteinte des élèves idéaux si différents des collégiens que rencontrent les enseignants. En même temps, on assiste à un processus de résignation et de dévalorisation des pratiques médiatisées, qui restent, aux dires des professeurs, somme toute banales.
Des parents
Les analyses de questionnaires montrent que l’ordinateur portable est davantage partagé par les membres des familles qui, l’année d’avant le prêt, ne bénéficiaient aps d’une connexion Internet. On peut donc avancer que, pour ces familles là, le dispositif Ordi 35 joue probablement son rôle de réduction de fracture numérique.
Cependant, ce qui domine essentiellement est l’idée que le collégien dispose de sa machine dans sa chambre, avec parfois, chez les adolescents une revendication à l’indépendance et à la resposabilité. Du coup, les difficultés à gérer les longues heures que passe leur enfant devant l’ordinateur, dans sa chambre, constituent, dans le discours des parents, les plus forts reproches envers le dispositif, bien avant le poids des cartables, la baisse des résultats scolaires ou le peu d’engagement des enseignants.
Enfin, des critiques plus politiques se font entendre, concernant l’intéret d’équiper tous les collégiens sans tenir compte de l’équipement familial existant, parfois déjà important, ou sur l’« intrusion du conseil général » pour reprendre les propos d’une mère, dans la sphère privée familiale.