« La consommation et le partage illégal de biens culturels : L’exemple du téléchargement, une pratique sanctionnée par le droit, une activité courante normale »

, par Karine Roudaut

Cette note s’inscrit dans le projet de recherche ADAUPI (Analyse des Décisions, Attitudes et Usages de Piratage sur Internet) financé par la région Bretagne. Il associe des chercheurs du CREM (Université de Rennes 1), de M@rsouin et de Télécom Bretagne. Le but de ce projet est d’étudier l’évolution des comportements et attitudes vis-à-vis du piratage des œuvres numériques et de comprendre comment les dispositifs réglementaires et juridiques comme l’Hadopi peuvent influencer les pratiques d’échanges et de consommations de musique ou de films. Le projet d’une durée de deux ans combine des enquêtes, entretiens et expérimentations.

Le téléchargement de contenus audio ou vidéo en ligne peut être effectué à partir de sites légaux, mais aussi illégaux, qualifiés de « pirates ». C’est cette activité, illégale et accessible au grand public, qui a été posée comme un problème, pour lequel les instances politique et juridique ont été mobilisées. Ce caractère illégal du téléchargement pose aussi des questions d’ordre moral qui interroge les « principes » de ceux qui le pratiquent. Située dans le cadre plus vaste des activités culturelles, dont la dimension première est la quête de contenus culturels, cette pratique mobilise « des catégories d’appréciation » propres aux acteurs, « des critères organisationnels et des critères marchands » (Dondeyne, Lefeuvre, 2010). Il s’agira, donc de comprendre comment et pourquoi à un moment donné le téléchargement (illégal) de biens culturels s’intègre à leurs pratiques culturelles, et cerner les conditions dans lesquels ce passage à l’acte s’opère (des trajectoires).
Si l’Hadopi présente une volonté de réguler et d’unifier des conduites (compromis entre des références normatives différentes), cette analyse permet d’interroger si la mise en place du dispositif qui en découle et la perception du risque « de se faire prendre » ont influencé les pratiques (vers d’autres pratiques légales ou illégales), tant dans les comportements (de contournement ou non de la loi) que dans les discours auxquels ils renvoient. Ici, on questionnera la manière dont les individus rencontrés résolvent ces « dilemmes » dans les situations courantes de la vie culturelle ordinaire. On verra que la connaissance (approximative) de la norme juridique (évaluation du risque (G. Becker, 1968), perception du risque (L. Lochner 2007)), et la conscience de la sanction (« réponse graduée », temps (M. Davis, 1988), crédibilité), n’implique ni son respect ni un changement (complet) d’orientation de la pratique : une pratique illégale jugée normale, car répandue socialement (une norme sociale : « tout le monde le fait » ou presque) et non étiquetée (H. Becker, 1963) (reconnue et désignée), ni comme déviante ou criminelle (« un sujet dont on parle », pas de clandestinité, transmission de ‘comment faire’ et des astuces dans les discussions quotidiennes dans différents cercles sociaux), ni comme immorale (sentiment de ne causer aucun tort à autrui ; la sanction ne modifie pas la perception de l’acte). On saisit alors d’autant mieux comment le raisonnement (rationalité cognitive) et la pratique sont indissociablement mêlés. La signification donnée à cette activité par les acteurs (praticiens) se constitue dans le déroulement des échanges sociaux, et les normes sont moins perçues comme des prescriptions de l’action que comme des « repères » qui servent à donner une signification à ce qu’ils font (G. Sykes, D. Matza, 1957). Finalement, du point de vue juridique, il y a une norme qui sanctionne un comportement de transgression de cette norme et stigmatise cette transgression ; mais du point de vue sociologique, la norme sociale admise semble, dans les discours, être inverse : le téléchargement illégal n’est pas stigmatisé (E. Goffman, 1963). Il n’y aurait alors pas de déviance, au sens sociologique (L. Mucchielli, 1999).