Les usages et pratiques Internet sont plus sensibles aux interactions sociales que tout autre usage, qu’elles prennent la forme d’externalités de réseau, d’externalités informationnelles ou de soutien technique (Forman et Goldfarb, 2006, Goldfarb, 2005, Goldfarb et Prince, 2006, Goolsbee et Zittrain, 1999).
Nous avons, dans ce projet, plusieurs objectifs, plusieurs angles d’approche dans l’analyse du lien entre Internet et vie sociale.
Le premier objectif est de mieux comprendre la dynamique de diffusion d’Internet en termes d’accès et d’usage, en mettant en évidence le rôle des interactions sociales dans ce processus.
Il s’agira dans un premier temps d’approfondir certaines de nos réflexions sur les liens entre les relations sociales (que l’on peut réduire par souci de simplicité au capital social) et l’usage d’Internet, que cet usage soit de nature personnelle ou professionnelle.
L’enquête INSEE devrait permettre de voir comment le voisinage social (la famille, les amis, les collègues, la vie associative) peut jouer sur les décisions d’adoption et d’usages de l’Internet.
Par ailleurs, Internet permet de nouvelles formes d’interactions sociales virtuelles, par le biais de courriers électroniques, de messageries instantanées ou de forum, permettant d’échanger des avis, des recommandations ou des évaluations. Le phénomène n’est pas nouveau en soi, mais il présente des spécificités. Tout d’abord, il s’agit d’interactions sociales à grande échelle, pouvant impliquer un très grand nombre d’individus et permettant de générer et partager des masses d’informations et connaissances. Néanmoins ces interactions sociales sont sans doute moins riches ou intenses que des interactions en face à face, de par la distance entre les individus et leur relatif anonymat. De plus, ces interactions sociales peuvent être exposées à des risques d’opportunisme ou de passager clandestin, plus que dans des interactions en face à face et répétées.
Le second objectif consiste à inverser le point de vue, afin de déterminer si la généralisation de l’utilisation d’Internet comme « outil relationnel » se fait au détriment d’autres modes relationnels (les rencontres en face à face avec ses proches, la participation à des associations sportives, culturelles, …), ou au contraire, si l’on peut voir les pratiques en ligne comme un moyen de renforcer sa vie sociale. Plus précisément, Internet peut être un moyen, d’une part de communiquer avec des personnes que l’on côtoient dans la vie réelle, et d’autre part de rencontrer de nouvelles personnes. Dans chacun de ces cas, on peut se demander s’il y a un effet de substitution ou de complémentarité entre le « monde réel » et le « monde virtuel ». Notre problématique peut être scindée en deux questions :
– lorsque Internet est utilisé comme un vecteur de rencontres, y a t’il un effet de substitution entre amis virtuels et amis réels ?
– lorsque Internet est utilisé comme un outils de communications, y a t’il un effet de substitution entre les relations physiques et les relations virtuelles ?
Méthodologie.
Les analyses feront appel aux méthodes économétriques adaptées à la modélisation des choix discrets. Plus particulièrement, nous mobiliserons les méthodes Probits et/ou Logit binaires pour analyser les probabilités d’adoption des technologies Internet. Dans le cadre d’études plus approfondies concernant l’usage de ces technologies, nous utiliserons dans un premier temps, la méthode des Probits bivariés permettant de procéder à des typologies d’usages (e-commerce, peer-to-peer, e-gouvernement) ou des typologies de sociabilité (choix d’intensification des interactions sociales online (forums de discussion, chats…) et offline (participation à une ou plusieurs activités associatives…))
Pour l’étude du degré d’investissement dans le capital social ou dans l’usage d’Internet, nous pourrons nous servir des modèles de comptage (modèle de poisson, modèle binomial négatif, modèle de Cox). Nous envisageons enfin, de recourir aux Probit ordonnés et aux modèles d’appariement sélectifs utilisés généralement en économie pour l’étude de l’impact des politiques d’emploi (Brodaty, Crépon, Fougère, 2005) pour étudier l’influence des nouvelles technologies sur les modifications des interactions sociales dans l’entreprise et sur la satisfaction des salariés.
Ces analyses quantitatives seront réalisées à partir d’une part, des données INSEE issues de l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages menée en 2005, et d’autre part des données issues des enquêtes M@rsouin sur les usages de TIC par les ménages bretons de 2006 et 2007.
Les résultats des analyses précédentes nous permettront de cibler un échantillon d’utilisateurs d’Internet auxquels sera adressé un questionnaire spécifique sur l’utilisation des TIC dans les relations non professionnelles afin d’analyser le lien et le passage entre les relations réelles et les relations virtuelles. Les outils d’analyse de données, nous permettrons de classifier nos individus en fonction des leurs relations réelles et virtuelles ainsi que des liens entre ces différents modes de communication utilisés.
Enfin, dans une dernière étape, des monographies seront réalisées sur chacun des « profils » définis à l’étape précédente. Ces monographies permettront notamment de préciser les trajectoires relationnelles en ligne et hors ligne de notre population.
Travaux réalisés sur les différentes problématiques par les équipes du GIS M@rsouin.
Nous avons déjà eu l’occasion d’explorer certaines de ces questions au travers des enquêtes menées auprès de ménages bretons et luxembourgeois. Ainsi, Le Guel, Pénard et Suire (2005), sur un échantillon de ménages bretons, ont mis en évidence l’importance de ces effets de voisinage. Ils montrent que la probabilité d’achat en ligne est d’autant plus élevée que les internautes connaissent eux-mêmes des acheteurs en ligne dans leur entourage. De fait, un voisinage dense d’acheteurs sur Internet a un effet rassurant [1] et facilite l’apprentissage de la pratique (conseil de l’entourage sur le choix des sites marchands, sur les types de biens à acheter, sur les moyens de paiement électronique…). Cet effet voisinage a un pouvoir explicatif bien plus important que les caractéristiques socio-économiques de l’internaute (niveau d’éducation, profession, âge…) Ainsi parmi les internautes bretons n’ayant aucun cyber-consommateur dans leur voisinage, seuls 10% avaient déclaré avoir acheté en ligne dans les trois derniers mois, alors que pour ceux ayant beaucoup de cyber-consommateurs dans leur voisinage, ils étaient 59% à avoir acheté en ligne et pour ceux ayant quelques cyber-consommateurs dans leur voisinage, 27%.
Suire (2005), sur un échantillon de 750 ménages internautes luxembourgeois, a étudié l’usage joint du commerce électronique et de l’administration électronique. Ces deux usages semblent assez proches en termes de complexité et de risque perçu, ce qui devrait théoriquement se traduire par des profils d’utilisateurs similaires. Suire constate bien une forte corrélation dans les déterminants socio-démographiques de ces deux usages (les facteurs les plus significatifs étant un âge entre 25 et 35, des revenus élevés et un très fort niveau d’études), ainsi que dans les niveaux de compétences et de dextérité. En revanche, les profils sont très différents quand on s’intéresse à la nature de leur réseau social. La composition du capital social apparaît en effet comme une source d’hétérogénéité ou de clivage dans les usages Internet puisque les résultats montrent l’absence d’un effet d’entraînement. Au final, si la dynamique des interactions sociales devrait à terme aboutir à une diffusion généralisée d’Internet dans l’ensemble de la population, elle devrait néanmoins générer des espaces ségrégés en termes d’usages. Ainsi, une politique publique d’encouragement à l’Internet ne doit pas se limiter à offrir à tous des accès à Internet, mais doit passer par une politique de formation aux usages, afin de décloisonner les usage(r)s et de faciliter les interactions sociales les plus larges possibles.
Lethiais et Poussing (2004) examinent les effets de l’usage, plus ou moins intensif d’Internet au travail, chez des amis ou dans un lieu public sur la probabilité d’avoir, puis d’utiliser, Internet à la maison. Ils montrent que les effets des usages d’Internet en dehors du domicile sont différents entre les deux zones géographiques étudiées. Alors qu’au Luxembourg, un effet d’apprentissage et/ou de complémentarité entre l’utilisation d’Internet sur le lieu de travail et la connexion et l’utilisation d’Internet au domicile est clairement mis en évidence, les données bretonnes font apparaître un effet de substitution entre l’usage d’Internet au travail et l’usage d’Internet au domicile.
Pénard et Poussing (2006) sur données luxembourgeoises se sont attachés à mieux comprendre le lien entre usage de l’Internet et formation du capital social. Selon eux, l’usage d’Internet peut avoir deux effets théoriques sur le capital social d’un individu. Tout d’abord, Internet permet de réduire la dépréciation du capital social, notamment en cas de mobilité individuelle (géographique), en maintenant le contact avec sa communauté d’origine. Cet effet pourrait aller dans le sens d’une réduction des inégalités en capital social, puisque les personnes sujettes à la mobilité, qui auparavant perdaient une large partie de leur capital social, trouvent avec Internet un moyen de préserver leurs investissements passés. Ensuite, l’utilisation d’Internet permettrait de réduire le coût d’investissement en capital social, en facilitant l’adhésion et la participation active à de nombreux réseaux. Cet effet pourrait aller dans le sens d’un renforcement des inégalités puisque les personnes dotées d’un capital social important trouveraient avec Internet un moyen d’accroître un peu plus l’efficacité de leurs investissements. Les auteurs montrent qu’Internet constitue bien un nouveau mode d’investissement, qui permet d’entretenir le capital social existant (intensifier le nombre de contacts avec des proches ou la famille ou renouer des liens avec des personnes perdues de vue) mais aussi de diversifier ou de renouveler son capital social (connaître de nouvelles personnes ou rencontrer personnellement des tiers connus sur la toile). La première forme d’investissements concerne 51% des internautes, alors que la seconde forme concerne 34% des internautes. Ces deux formes d’investissements online renvoient à la distinction de Granovetter (1973) entre liens forts et liens faibles. Internet est en effet un nouveau moyen d’entretenir ses liens forts (famille, amis proches), mais aussi d’accroître ses liens faibles (nouvelles relations).
La question est néanmoins de savoir si les investissements online en capital social sont complémentaires des investissements traditionnels hors Internet (communication en face à face) ou sont des substituts. Pénard et Poussing (2006) montrent économétriquement que le fait d’avoir connu dans le passé une mobilité ou une rupture géographique ou professionnelle accroît la probabilité de recourir à Internet pour investir en capital social. En d’autres termes, ce sont les individus les plus mobiles qui semblent tirer les bénéfices les plus importants de l’usage de l’Internet, pour entretenir ou renouveler leur capital social. Internet apparaît dans ces conditions comme un mode alternatif d’investissement en capital social (un substitut aux investissements en face à face), permettant pour ceux ayant connu une mobilité de préserver leur capital social d’origine (de réduire la dépréciation de ce capital social distant). Toutefois, Pénard et Poussing (2006) montrent que l’usage d’Internet accroît aussi l’engagement associatif de l’individu, c’est-à-dire son investissement hors Internet en capital social. Ceci va donc dans le sens d’une certaine complémentarité entre investissement hors Internet et sur Internet, pour ceux qui sont bien pourvus en capital social (qui appartiennent à de nombreuses associations).
Dans le cadre du projet de recherche PSAUME Boutet et Trellu (2006) [2] sommes intéressés aux modalités d’appropriation des technologies de l’information et de la communication (TIC) par des personnes issues des milieux dits populaires et, considérées comme moins familiarisées avec l’outil Internet. Deux axes ont été privilégiés, d’une part, l’analyse des pratiques et des usages des internautes et d’autre part, les freins observés chez les non-usagers. L’étude a été menée dans un quartier de Brest bénéficiant d’un certain nombre d’installations collectives et notamment d’un espace public numérique. Une campagne d’observation participante a été menée de décembre 2004 à février 2005 à partir du fonctionnement quotidien de l’espace public numérique en lien avec l’aire des routines des acteurs du quartier. Il s’agissait d’être témoin des comportements sociaux des individus dans les lieux mêmes de leurs activités ou de leurs résidences, sans en modifier le déroulement ordinaire. La méthode a englobé les actes, les comportements individuels mais également les paroles et interactions dans le cadre d’espaces collectifs tels que le l’EPN, le centre social ou les évènements ponctuels. Par ailleurs, des discussions informelles et des entretiens formels, avec des acteurs sociaux et des habitants du quartier, sont venus compléter le dispositif d’observation. L’observation s’est révélée être une méthode efficace pour s’imprégner de réalité sociale du quartier, mais il convient d’en mesurer les limites, notamment sur la mise à distance avec l’objet auquel doit veiller le chercheur, et la définition de sa place dans le champ. Ce travail de terrain a permis de réduire la « distance sociale » qui peut exister entre le chercheur et les habitants d’un quartier dit « populaire », et donner accès à une « parole plus libre ». L’enquête de longue durée favorise cela en multipliant les « situations de paroles » [3], en permettant au chercheur de participer, un temps, à l’environnement qu’il observe, et d’atteindre une part d’implicite.
Ces différentes études menées par les chercheurs de M@rsouin montrent donc que les comportements ou pratiques en ligne ne peuvent s’analyser sans prendre en compte l’encastrement social de l’internaute (sa sociabilité, ses engagements associatifs, la proportion d’internautes dans son entourage et plus largement des influences hors marchés) alors même qu’une proportion croissante de modèles d’affaires sur Internet adossent leur pérennité sur l’exploitation d’interactions sociales virtuelles. L’intérêt de l’enquête de l’INSEE est de permettre de poursuivre nos recherches déjà bien avancées sur ces questions, en s’appuyant sur un échantillon de plus grande taille et des données plus récentes et plus complètes.
Par ailleurs, le CREM réalise actuellement une étude concernant la diffusion des TIC dans les entreprises luxembourgeoises et donc l’adoption de ces technologies par la population active sur leur lieu de travail. L’introduction des TIC dans les entreprises entraîne des modifications dans la configuration du réseau d’interactions sociales existant dans l’organisation. Ce projet s’attachera à analyser l’impact de ces modifications sur la satisfaction des salariés dans leur travail. La satisfaction dans l’emploi peut être affectée par un certain nombre de facteurs à la fois pécuniaires et non pécuniaires comme l’autonomie au travail, la sociabilité et le stress ressenti. A ce niveau, l’usage des TIC au travail tend à augmenter l’autonomie et la latitude dont dispose le salarié. L’introduction des TIC implique cependant une réorganisation, en particulier l’introduction de la messagerie électronique ou d’un Intranet, permet une décentralisation de la prise de décision et un accroissement du nombre de personnes avec lequel le salarié communique. Compte tenu des effets contrastés des TIC sur le salarié (communication, autonomie, stress), il est important de mesurer l’impact de l’usage de TIC sur la sociabilité et la satisfaction au travail.
Enfin, l’équipe du département LUSSI de l’ENST-Bretagne, s’interroge actuellement, à partir des données de l’enquête Marsouin 2006 sur les usages des TIC par les ménages bretons, sur les facteurs qui stimulent ou freinent les relations avec des « amis virtuels ». Ces travaux vont permettre de réaliser une typologie des internautes ayant des « amis virtuels » qui nous permettra de préciser l’échantillon que nous utiliserons l’enquête de terrain prévue dans le cadre du projet Marsouin 2007.