Évaluation socio-économique du plan France Très Haut Débit à l’échelle de la Bretagne
Volet 1 : Le rôle des collectivités dans l’appropriation du THD sur les territoires ZRI.
Un grand projet breton d’infrastructure : largement plébiscité par les élu.e.s et les citoyen.ne.s.
Le projet BTHD porté par Mégalis est salué par la majorité des enquêté.e.s, perçus comme une nécessité pour les territoires et qui a été globalement réfléchi et adapté aux situations rapportées par les territoires (en termes de priorité de raccordements). Il permet d’atténuer le sentiment d’exclusion et d’isolement qui caractérise ces ZRI bretonnes.
La magie de la fibre.
Tous les enquêté.e.s s’accordent pour dire que le mot « fibre » a un effet positif indéniable sur l’attractivité de leur commune, que ce soit auprès des habitants ou des entreprises.
En ZRI, après la présence d’une école, de commerces, la fibre est un des critères déterminants dans le choix d’une commune pour les familles qui souhaitent s’y installer.Il s’agit en partie d’une puissance symbolique car les personnes interviewées ne savent pas toujours à quelles caractéristiques techniques « la fibre » correspond.
Des élu·es et/ou des citoyens mobilisés.
Les élu·es ont été plus ou moins sensibilisé·es par le projet de déploiement en fonction de leur fonction et/ou de leur profession.Quand ils ne l’étaient pas, comme dans la CCKB (Rostrenen)en 2012,ce sont des citoyens qui se sont mobilisés pour interpeler des élu·es afin qu’ils se saisissent du projet du déploiement de la fibre via Mégalis.
En Bretagne, c’est au niveau des EPCI (Communautés de Communes) que s’est fait le choix du calendrier du raccordement. La priorité a été accordée aux communes se situant en zone blanche. Les communes relevant de la phase 3 ont bénéficié d’amélioration du réseau cuivre via des NRA-MED (Noeuds de Raccordement d’Abonnés – Montées En Débit ;VDSL2, ADSL boosté), ce qui permet d’accéder à du THD, mais seulement dans le bourg de la commune en proximité,car ensuite, le réseau étant en cuivre, le débit chute rapidement avec la distance.
Une communication difficile entre Mégalis et les élu.e.s
En 2021, les relations entre Mégalis et les élu·es interviewé·es étaient jugées insatisfaisantes. Les délais entre les annonces du déploiement dans les communes et les réelles possibilités d’abonnement à la fibre chez un opérateur ont pu provoquer un mécontentement. Certain·es élu·es se sont senti·es court-circuité·es par la communication faite par Mégalis, qu’ils ont dû justifier ensuite auprès de leurs électeurs.
L’enquête Marsouin Collectivités le confirme et révèle une dégradation de ces relations au cours du déploiement, en raison du :
- Manque de communication lors du déploiement.
- Manque de coordination de la communication faite par Mégalis, la Presse et les élu·es.
- Absence d’interlocuteurs chez Mégalis.
- Des délais trop courts donnés aux élu·es pour informer et demander aux habitant·es d’élaguer les zones privées pour l’arrivée de la fibre aérienne.
- Des problèmes posés par la sous-traitance avec les opérateurs.
- La remise en question de l’horizon 2026 pour la fin du projet.
- Des problèmes posés par la maintenance de la fibre aérienne en campagne : qui prend en charge les dégradations ? Les élu·es nous ont apporté des réponses différentes selon les communes.
Une faible connaissance des informations techniques liées au raccordement à Internet.
La complexité et la pluralité des modalités de raccordement au THD conduit les enquêté·es à répondre de manière confuse, à faire des suppositions. La majorité des enquêté·es ne fait pas toujours la distinction entre l’éligibilité et le raccordement à la fibre, et pour la qualité de la connexion dans un local, entre la connexion filaire, l’usage de la wifi ou de la 4G (3G ou HD).
Cette confusion (méconnaissance) se retrouve dans l’enquête menée auprès des habitant·es de ZRI quand il s’agit de les interroger sur les modalités de connexion à Internet.
L’accompagnement et la sensibilisation des habitants au numérique est au cœur des préoccupations des enquêté·es
Que la fibre ait été déployée ou non, le projet d’infrastructure porté par Mégalis a incité la majorité des communes de ZRI rencontrées à répondre à des appels à projet de l’État pour,dans un premier temps, pour accompagner et former les habitant·es aux usages du numérique. Ces aides de l’État ont permis également à des communes de remplacer l’équipement informatique d’une école, de la mairie, d’employer des « conseillers numériques », de déployer une « Maison France Services », d’obtenir le « Label Territoires, villes et villages internet »,voire d’investir dans la sécurisation des données.
Les élu·es, que la fibre ait été ou non déployée dans la commune, mettent en œuvre des services pour lutter contre la fracture numérique du second degré, celle qui concerne les personnes en difficulté à faire usage des outils numériques, nombreuses dans ces ZRI. Les élu·es accompagnent également la numérisation de services commerciaux (système de colis déposés dans des casiers) ; et des services administratifs (services ambulants).
Le projet d’infrastructure porté par Mégalis réaffirme les initiatives locales de médiation et d’inclusion numérique : ateliers, conférences et tables rondes dont le nombre augmente pour répondre à une demande citoyenne toujours plus forte.Pour les élu·es de ces ZRI, les bénéficiaires du THD, sont surtout les administrations, les écoles et les services de santé. Selon eux, cela profitera aussi aux habitant·es, mais surtout pour qu’ils ne se sentent pas exclus et puissent bénéficier des mêmes infrastructures numériques qui existent dans les pôles urbains.
Inquiétudes sur l’évolution de la Société en régime numérique.
Les élu·es et citoyen·nes souhaiteraient plus de débats démocratiques sur les choix de société et s’interrogent sur le « tout numérique » imposé.
À leur niveau, les élu·es se plaignent de recevoir toujours plus de documents, de ne plus avoir le temps de comprendre les dossiers, qui exigent toujours plus d’expertises. Les élu·es des petites communes constatent également le manque d’interlocuteur·rices pour les accompagner sur ces dossiers : « on a vidé les préfectures et les sous-préfectures », et en contre partie « on nous envoie toujours plus de documents ».
Ces constats d’infobésité et d’excès de bureaucratisation sont également partagés par des acteurs économiques rencontrés dans ces ZRI.
Volet 2 : Connexion Internet et usages numériques des habitant·es en ZRI
Les premiers résultats sont issus du début de l’analyse des200entretiens semi-directifs menés auprès d’habitant·es de ZRI bretonnes en octobre et novembre 2021. Il s’agissait de tester l’hypothèse selon laquelle l’ancrage territorial des usages dépend de la numérisation d’une partie de l’offre des acteurs locaux (commandes en ligne, médiathèque, taux d’équipement des usagers, etc)”. Nous avons également interrogé la tension entre des usages qui s’affranchissent de l’espace physique et donc du territoire (via les BigTech), et d’autres usages qui s’ancrent dans ces territoires.
Les premiers résultats concernent « la connexion internet », ceux qui relèvent des usages plus ou moins ancrés dans le territoire sont à venir.
On observe :
- Une grande méconnaissance des caractéristiques techniques d’une connexion internet.
- Une méconnaissance des modalités de sa propre connexion au réseau internet : la majorité des habitant·es interviewé·es ne savent pas si leur habitation est connectée à la fibre et s’il bénéficie d’un « contrat fibre » avec un opérateur.
- Une grande différence sur la perception de la qualité du réseau en fonction du caractère choisi ou contraint d’habiter en ZRI.
- Un niveau d’exigence en matière de débit qui dépend des habitudes prises dans d’autres lieux mieux connectés : les étudiants sont particulièrement critiques quand ils reviennent dans une zone moins bien desservie que celle du pôle urbain où ils font leurs études.
- La qualité de la connexion dépend des usages : les jeux vidéo en streaming, de la vidéo en streaming et des visio-conférences sont les usages les plus exigeants en matière de bande passante et pâtissent donc souvent d’une mauvaise connexion.Les gameurs sont les gros gourmands de bande passante.
- Globalement, la connexion à la fibre résout les problèmes de connexion.
- Quand le débit le permet, les habitants sont satisfaits de savoir qu’ils peuvent avoir les mêmes offres qu’en ville, et particulièrement la possibilité de s’abonner au PF de vidéo en streaming comme Netflix (20% de la bande passante en France).
- Les personnes interviewées sont globalement satisfaites de leur connexion et prouvent une grande capacité d’adaptation des usages à la qualité du débit (« si l’internet/wifi baisse je passe à la 4G »).
Volet 3 : Enquête quantitative Marsouin Collectivités : le THD, les investissements numériques et l’offre de service en ligne des communes bretonnes
Nous avons mené dans un premier temps des analyses statistiques de type tris à plat et tris croisés pour identifier les différences entre communes rurales et non rurales en termes d’infrastructures et de services numériques offerts par la commune. Nous avons aussi regardé si le taux de couverture et l’ancienneté du réseau THD dans une commune étaient corrélées ou non avec les politiques d’investissements numériques de la commune et l’offre de services d’e-administration.
L’analyse des questionnaires des 427 communes bretonnes montre des inégalités entre communes rurales et non rurales, en termes de taux de couverture en THD(12% contre 31%) et d’ancienneté du déploiement des réseaux THD (3 trimestres contre 7trimestres– voir tableau 1). Par ailleurs, les communes rurales se caractérisent par plus de plaintes des citoyens sur la qualité du débit (fixe et mobile) et par moins de services administratifs en ligne. Toutefois,84% des communes rurales déclarent vouloir investir prioritairement dans le numérique, bien plus que les communes non rurales(tableau 2).
Tableau 1. Connexion en fibre optique et ruralité des communes
| Variable | Moyenne de l’échantillon | Moyenne des communes rurales | Moyenne des communes non rurales |
|---|---|---|---|
| Taux de couverture fibre | 0.17 | 0.12 | 0.31 |
| Ancienneté du réseau fibre (en trimestres) | 4.08 | 3.03 | 7.00 |
Tableau 2. Préoccupations, Stratégies numériques et services numérisés
| Variable | Fréquence totale | Fréquence des communes rurales | Fréquence des communes non rurales |
|---|---|---|---|
| Remontées des citoyens sur des problèmes de débit internet insuffisant ou instable | 57.61% | 61.02% | 48.25% |
| Remontées des citoyens sur des problèmes de débit mobile insuffisant ou instable | 60.00% | 58.15% | 35.08% |
| La mairie priorise l’investissement en connexion internet. | 82.44% | 84.66% | 76.31% |
| Existence de l’e-administration [1] | 65.34% | 57.51% | 86.84% |
| Pratique de l’open data | 61.12% | 56.23% | 74.56% |
La figure 1 montre qu’il existe une très forte corrélation entre la fréquence des plaintes sur la qualité de débit et le taux de couverture en THD, un résultat conforme aux entretiens auprès des élu·es (voir volet qualitatif).
Nos résultats montrent aussi qu’une commune donnera d’autant plus la priorité aux investissements numériques que le taux de couverture THD faible et que le déploiement du réseau est récent (figures 2 et 3)
Enfin, les résultats statistiques indiquent que plus une commune a un taux de couverture THD et plus elle offre de services administratifs en ligne(ou e-administration). Les figures 4et 5 représentent respectivement le taux de couverture et l’ancienneté du réseau THD en fonction du nombre de services d’e-administrations proposés dans la commune (de 0 à 5 maximum).
Dans un second temps, nous avons mené des analyses économétriques pour connaître les déterminants des plaintes ou des remontées des habitants au sujet du haut débit.Le modèle est une régression logistique dans laquelle la variable expliquée’ Préoccupation débit Internet ’ est égale à 1 si les remontées des citoyens dans une commune parviennent aux élu·es au moins une fois par mois (0 si non).
Nos résultats montrent que plus le taux de couverture THD d’une commune est élevé, plus la probabilité que les citoyens de cette commune se plaignent fréquemment sur le débit internet est faible. Mais plus le réseau THD est ancien et plus la probabilité que les citoyens remontent des problèmes de débit est élevée. Il semble que le THD suscite des attentes et mécontentements dans la phase de déploiement (retard dans les raccordements, dysfonctionnement) qui peuvent expliquer ces fréquences élevées de plaintes.Cette relation positive entre les plaintes et le nombre de semestres de déploiement disparaît toutefois au-delà de 10 semestres (soit une période de 3 ans). Les communes rurales ont une plus grande probabilité d’avoir des plaintes sur le débit internet, mais cet effet n’est plus significatif une fois que l’on ajoute la variable « zone blanche internet mobile », ce qui semble indiquer que les plaintes proviennent plus d’un problème de couverture mobile.
Une deuxième série d’analyses porte sur les déterminants du choix pour une commune de prioriser ou non l’investissement numérique. Là encore, le modèle est une régression logistique dans laquelle la variable expliquée est binaire et vaut 1 si "l’amélioration de la connexion internet sur le territoire est un investissement prioritaire pour les élu·es". Les résultats montrent que le taux de couverture THD a un impact significatif et négatif sur la probabilité que la mairie d’une commune donne la priorité aux investissements numériques sur son territoire. L’ancienneté du réseau THD semble avoir un effet positif sur la probabilité de prioriser l’investissement dans le numérique, mais au-delà d’une certaine ancienneté, la relation s’inverse et devient négative.La probabilité qu’une commune investisse en priorité dans la connexion à l’internet est plus élevés lorsqu’une commune reçoit des plaintes de la part de ses citoyen·nes sur les débits mobiles.
Enfin la dernière série d’analyses portent sur les déterminants de l’offre de services numériques de la mairie. La variable expliquée« e-administration » est égale à 1 si la mairie a numérisé au moins un des services. La liste des services en question est la suivante : état civil, urbanisme, action sociale, réservation de salles communes, restauration scolaire, garderie, bibliothèque/médiathèque.Les communes qui n’ont pas des services numérisés représentent 34.66% de l’échantillon.Nos résultats montrent que la population de la commune a un impact positif et significatif sur la probabilité qu’une mairie pratique l’e-administration. Le fait que la mairie forme ses employés aux usages numériques s’accompagne d’une plus grande offre de services numérisés. Si la maintenance informatique de la mairie est assurée par l’EPCI (établissements publics de coopération intercommunale), la probabilité qu’elle pratique l’e-administration sera plus élevée, par rapport à des mairies qui confient leur maintenance informatique à un prestataire extérieur.
Perspectives de recherche
- Nouvelles problématiques à envisager :
Si le projet Bretagne THD porté par Mégalis est largement plébiscité car il contribue à l’attractivité et au désenclavement de la Bretagne et plus particulièrement des zones rurales isolées, certains acteurs interviewés s’inquiètent des conséquences sociétales. Pour eux, l’enjeu à venir est de savoir si on accélère la « transformation numérique » ou si on décide d’amorcer une désescalade, face à l’hypertrophie des géants du numérique, l’essor continu des technologies sécuritaires, et les enjeux écologiques du numérique.
- En continuité, le projet NOMADE (des néo-ruraux aux nomades numérique).
Le déploiement de la fibre en Bretagne participe de son attractivité, et de son désenclavement. Ainsi, suite au COVID et aux canicules, grâce aux possibilités toujours plus grande de télétravailler, de nombreuses personnes sont venues s’installer en Bretagne. Il s’agira, dans un nouveau projet Marsouin intitulé NOMADE, d’interroger les nouvelles formes d’organisation de travail mises en œuvre par les travailleurs « nomades » - des néo-ruraux aux nomades numériques ayant investi des nouveaux lieux comme les campagnes, les lieux de co-working en marges (Flippo, 2020), les quart-lieux (Gourlay et Al, 2021) et d’interroger également les nouvelles formes de travail (télétravail, travail indépendant, portage salarial, etc). A travers une réflexion dialectique questionnant dans la lignée de Deleuze le couple territorialisation/déterritorialisation de ces activités socio-économiques parfois considérées comme « hors-sol », il s’agira ainsi d’appréhender les interférences et les interactions entre l’expérience concrète de travail et l’expérience de vie s’organisant au sein d’un territoire, en approchant leur quotidien.
