FLOSS, logiciel libre, sociologie, parcours des développeurs, communautés distantes.
Publié dans les Cahiers lillois d’économie et de sociologie, n°46, 2e semestre. pp 171-194.
Les communautés du logiciel libre ont réussi à créer un système incitant des personnes à coopérer volontairement à un système de productionet ce alors qu’elles sont disséminées géographiquement, et qu’il n’existe apparemment pas de contraintes institutionnelles.
Dans cette recherche, nous étudions les règles qui permettent de maintenir la cohésion de ces "communautés distantes" et les raisons qui font qu’un individu va y adhérer et s’y investir durablement. Nos nous basons sur des entretiens avec des développeurs impliqués dans des projets libres. Les premiers résultats, que nous présentons ici, montrent que l’implicatoin dans une communauté est construite temporellement, qu’on peut parler d’une "carrière" pour les développeurs (au sens sociologique du terme). Ces carrières suivent différentes voies, dépendantes du parcours personnel et des référents sociaux.
Publié dans les Cahiers lillois d’économie et de sociologie, n°46, 2e semestre. pp 171-194.
Introduction.
Les logiciels libres sont des logiciels distribués avec leur code source (texte du programme écrit dans un langage de programmation compréhensible par l’être humain) et avec l’autorisation de les modifier et de les redistribuer librement, ce qui les différencie radicalement des logiciels privés (ou « propriétaires »).
Leur développement est fondé sur le volontariat et le bénévolat des participants, dans un mode d’organisation coopératif qui s’appuie largement sur les commodités organisationnelles issues d’Internet.
Cette configuration conduit à s’interroger sur les caractéristiques de l’action collective qui permet de passer d’engagements individuels volontaires, potentiellement volatiles et instables, à la réalisation d’une production collective, impliquant continuité et pérennité. La production de logiciels libres ne peut être considérée comme le résultat contingent de la rencontre spontanée entre des engagements individuels indépendants. Elle suppose certaines formes de mobilisation d’acteurs au travail, à même d’assurer une certaine continuité de leurs engagements et d’organiser un agencement de leurs contributions. Car si un logiciel est un texte, c’est un texte « actif », qui agit dans la mesure où il se compose d’un ensemble d’instructions qui seront exécutées automatiquement par une machine, ce qui nécessite une cohérence extrêmement forte des différentes parties de ce texte (Horn, 2004).
Des observations empiriques liminaires montrent que les développeurs occupent des positions statutaires très diverses (étudiants, salariés de centres de recherche, d’entreprises privées dont l’activité est liée ou non à des logiciels libres...) Cela induit des connexions hétérogènes entre l’activité de développement de logiciels libres et l’activité rémunérée. La première peut s’effectuer hors du temps de travail (rémunéré), à titre exclusif ou non, mais elle peut aussi s’effectuer sur le temps de travail (rémunéré) et peut alors selon les cas être cachée, tolérée, officieuse, officielle, prescrite, reconnue, valorisée. Le développement de logiciels libres est inscrit dans des régimes juridiques et des régimes temporels pluriels.
Ces figures hétérogènes débordent largement le bénévolat et le volontariat, et elles indiquent aussi un autre enjeu de cette activité productive : celui de la coopération entre contributeurs, sans laquelle il n’y a pas de mise au point d’un produit utilisable. Or, de manière générale, ces contributeurs ne sont pas inscrits dans la même organisation, sont dispersés, ont des relations médiatisées par le réseau Internet, ne sont pas reliés par les fils d’un organigramme quelconque (Gensollen, 2004).
L’absence d’interactions directes, codifiées et prescrites entre les producteurs est contrebalancée par le partage d’un sentiment d’appartenance à un collectif spécifique, à l’identité fortement marquée. Du moins c’est ainsi que l’on peut interpréter les références récurrentes aux « communautés du libre » dans les propos des contributeurs. Cette terminologie indigène ne livre pas d’emblée sa signification, mais elle indique une piste pour comprendre les manières dont l’action collective est réalisée en l’absence des leviers organisationnels qui encadrent habituellement les activités de travail et les acteurs au travail.
Le travail des développeurs de logiciels libres est donc à la fois une activité individuelle réalisée dans des conditions fort hétérogènes et une action collective aux modalités de production originales. Nous proposons d’analyser ce travail à partir de la notion paradoxale de « communauté distante », qui vise à rendre compte de la tension entre d’une part la force du sentiment d’appartenance à un monde spécifique repérable dans le discours des acteurs et d’autre part les distances qui séparent les contributeurs d’un point de vue relationnel, statutaire, biographique. Ce faisant, l’objectif est de parvenir à une description, nécessairement plurielle, de formes de « communautés distantes » qui permettent la production d’un bien dans des conditions sociales et organisationnelles originales. De manière plus générale, cette notion met sur la piste de modes de coordination associant deux formes d’action collective habituellement opposées et antagoniques : une forme communautaire fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté, et une forme sociétaire fondée sur la coordination d’intérêts et le partage d’objectifs motivés (Tönnies, 1887, Weber, 1921).
Dans un premier temps nous examinerons les manières dont les acteurs individuels s’organisent pour contribuer à une production, et nous mettrons l’accent sur les formes de coopération et de coordination mises en œuvre pour satisfaire les contraintes d’efficacité et de qualité associées à la diffusion d’un produit. Dans un deuxième temps nous renverserons la perspective pour examiner les manières dont les acteurs individuels se mobilisent, et nous soulignerons les mécanismes d’engagement et de participation qui rendent compte de leur contribution à la production de logiciels libres. Ces deux dimensions, pour nous indissociables, sont explorées à partir d’une enquête réalisée auprès de développeurs de logiciels libres1.