[Cahier de recherche] Peut-on envisager une écologie du logiciel libre favorable aux nuls ?

, par Jean-Benoît Zimmermann, Nicolas Jullien

Mots clefs : logiciel libre, simple utilisateur, organisation de la production libre.

Nous abordons dans cet article la question de la diffusion des logiciels libres vers les simples utilisateurs. Si l’appropriation par ces utilisateurs des logiciels libres est souvent possible, si elle est souhaitable pour la pérennité du modèle, nous montrons que cette diffusion risque de faire évoluer sensiblement l’équilibre de l’organisation libre, aujourd’hui fondée sur une coopération technique.

Cela fait maintenant plusieurs années que le phénomène libre a émergé dans la sphère économique et de nombreux travaux scientifiques se sont intéressés au phénomène, parmi lesquels ceux publiés dans Terminal en 1999 [1] ont été précurseurs. Six ans plus tard, s’il reste beaucoup à faire pour comprendre le fonctionnement des communautés de développement, certaines questions posées alors ont trouvé des éléments de réponse, notamment en ce qui concerne les motivation des développeurs individuels (von Hippel (2002), Pénard et Dang Nguyen (2001), Jullien (2001), Foray et Zimmermann (2001), Demazière, Horn, Jullien (2004)...) ou les modèles économiques (succès de RedHat, Jullien (2001), Coris (2004).

Elles reposent toutes sur la relative homogénéité des utilisateurs et des développeurs de logiciel libre ; pour résumer, et jusqu’à récemment, le logiciel libre était affaire d’informaticiens, qui co-développaient leurs outils de travail et avaient intérêt à travailler ensemble car leurs compétences étaient complémentaires, les ’clients’ des entreprises du libre étant, à l’époque, plutôt les services informatiques des grands groupes (Jullien 2003).

Ce constat est aujourd’hui remis en cause, avec la diffusion de logiciels destinés aux postes de travail, fonctionnant sous Windows, comme Open Office ou Mozilla et leur installation sur des ordinateurs de bureau [2]. La plupart des annonces relatives aux logiciels libres par des grands comptes porte d’ailleurs sur l’adoption de ces logiciels (villes de Munich et de Paris, gendarmerie française...) et leur diffusion dans la population (exemple des lycées avec le Conseil Régional PACA). Les entreprises proposant des solutions « libres » se tournent aussi de plus en plus vers les PME, comme en témoigne le dossier du Journal du Net de septembre 2005 [3].

Bref, le niveau de compétence des utilisateurs des logiciels libres baisse dans la mesure où, après une première vague de ralliement d’utilisateurs éclairés, ce sont désormais les simples utilisateurs rejoignent le monde du Libre [4].

Cette diffusion, voulue dès le départ par les ’inventeurs’ du concept de logiciel libre [5], nous semble remettre en cause l’écologie de l’organisation libre, basée sur la logique du "don-contre don" [6] (que ce soit en termes de temps passé ou de contribution financière). En moindre mal elle ne profitera pas aux simples utilisateurs, au pire des cas, elle peut dissuader les développeurs de continuer à collaborer à ce genre de logiciels. Nous proposons dans cet article, de discuter des risques de cette diffusion.

Dans les deux premières parties, nous montrerons pourquoi un nombre croissant de simples utilisateurs se rallient au logiciel libre et pourquoi la diffusion vers ces utilisateurs est effectivement une nécessité pour assurer le succès à long terme de l’organisation libre. Mais la présence de ces simples utilisateurs ne rentre pas de manière directe dans les modalités de l’organisation actuelle du libre fondée sur la logique du don-contre don (partie trois). Nous proposerons alors dans la partie 4 des pistes sur ce que pourrait être le nouvel équilibre de l’organisation libre.

Dans cette réflexion, nous nous appuierons sur l’étude de deux exemples de logiciels libres pour les non-informaticiens, celui d’Open Office et d’un ERP [7] libre, Dolibarr. Open office comme emblème d’un logiciel que tout le monde a ou peut avoir, avec une adoption plutôt répandue dans les grandes organisations et le soutien de grands groupes informatique, et L’ERP comme exemple de logiciel ’métier’ à destination des PME. Nous étaierons aussi notre analyse avec sur les entretiens auprès de développeurs du libre que Nicolas Jullien a réalisés conjointement avec Didier Demazière et François Horn.

Notes

[1"Logiciels Libres : de l’utopie au marché", Terminal, numéro

spécial N°s 80-81, Automne-Hiver 1999.

[2HP vend aujourd’hui des portables sous Linux

(http://svmblogs.vnunet.fr/svm/2005/09/pc_portables_so.h

tml) disponible sur le site de Carrefour (http://www.carrefourmultimedia.

com/) quand, aux États-Unis, Wal-Mart

vend des station de travail (http://solutions.journaldunet.

com/0404/040406_walmart.shtml).

[4Gérard-Varet et Zimmermann (1985) proposent une typologie

des utilisateurs à laquelle nous faisons référence

ici dans un langage plus courant. Ils dénomment utilisateurs

"naïfs" ceux que nous désignons comme simples utilisateurs

et qui sont essentiellement demandeurs de "caractéristiques

d’utilisation", c’est-à-dire de modalités et de

performances d’utilisation, utilisateurs "sophistiqués" ceux

qui sont capable d’intervenir dans la composition des

éléments matériels et logiciels du système informatique

auquel ils ont recours et enfin utilisateurs "designers" qui

ne sont autres que ceux que nous désignons en ce qui nous

concerne ici comme les utilisateurs-développeurs qui sont

à la base du modèle de production du logiciel libre.

[6Mauss M. (1923-1924)

[7Enterprise Resource Planning.

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