Adoption, usages d’Internet et apprentissage : une comparaison Bretagne / Luxembourg

, par Nicolas Poussing, Virginie Lethiais

Résumé

À partir de données collectées en Bretagne et au Grand-Duché de Luxembourg, cet article présente l’usage d’Internet pour les individus résidant dans ces deux zones géographiques. Dans une première partie, cette contribution permettra de mettre en évidence l’existence, aussi bien en Bretagne qu’au Luxembourg, de taux de pénétration différents selon les caractéristiques des individus. Il semblerait donc qu’une fracture numérique subsiste selon l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, le revenu (ou la CSP). Dans une seconde partie, les effets de l’usage, plus ou moins intensif d’Internet au travail, chez des amis ou dans un lieu public sur la probabilité d’avoir, puis d’utiliser, Internet à la maison, seront examinés. Nous constaterons que les effets des usages d’Internet en dehors du domicile sont différents entre les deux zones géographiques étudiées. Au Luxembourg, on mettra clairement en évidence un effet d’apprentissage et/ou de complémentarité entre l’utilisation d’Internet sur le lieu de travail et la connexion et l’utilisation d’Internet au domicile. Pour les actifs bretons, nous constaterons que l’adoption d’Internet au domicile est influencée positivement par un usage intensif d’Internet au travail, mais qu’au contraire l’usage intensif d’Internet au travail est sans effet sur l’usage au domicile. Ce qui nous laisse penser que l’usage d’Internet au travail vient se substituer à l’usage d’Internet au domicile.

Abstract

With data collected in Brittany and in the Grand Duchy of Luxembourg, this paper will present the usage of Internet for the individuals living in these two geographic areas. In a first part, this article will highlight the existence, in Brittany as well as in Luxembourg, of the different penetration rates depending on the characteristics of the individuals. It would thus seem that a digital divide remains with respect to the age, the sex, the educational level, and income. In a second part, we will examine the effects of the usage, more or less intensive of Internet at work, at friends’ houses or in a public place, on the probability to have, and then to use, Internet at home. We will notice that the effects of the usage of Internet - except at home - are different for the two geographic areas. In Luxembourg, we will highlight an effect of learning and/or of complementarity between the use of Internet in the workplace and the connection and the use of Internet at home. For the working people in Brittany, we will observe that the implementation of Internet at home has been positively influenced by an intensive usage of Internet at work, but on the other hand, the intensive usage of Internet at work has no effect on the usage of Internet at home. This makes us think that the usage of Internet at work replaces the usage of Internet at home.

Introduction.

Une étude récente réalisée par l’institut GFK indique que, fin 2002, 24 % des foyers français disposaient d’un accès Internet à domicile, contre 22 % l’année précédente. Ces résultats sont confirmés par une étude de Médiamétrie, qui estime à 6 219 000 le nombre de foyers accédant à Internet depuis leur domicile au quatrième trimestre 2002, soit 25 % des foyers français. Au Grand-Duché de Luxembourg, une enquête, commanditée par Eurostat, réalisée par le CEPS/Instead en collaboration avec le STATEC, montre que ce sont environ 40 % des ménages qui ont un accès Internet à la maison en 2002. Au sein de l’Union Européenne (UE), le nombre d’internautes n’a cessé de progresser ces dernières années : l’UE comptait 19,3 millions d’internautes en 1997, et 55,9 millions en 1999 (Eurostat, 2001). De 2000 à 2002, cette forte progression du nombre d’internautes s’est poursuivie ; on dénombrait ainsi 92,8 millions d’internautes en 2000 et 135,1 millions en 2002 (Eurostat, 2003).

Malgré la propagation d’Internet, la question de la fracture numérique, qui émerge à la fin des années 90 aux États-Unis (suite à un rapport publié par la National Telecommunications and Information Administration (NTIA) de l’US Department of Commerce, Economics and Statistics), mobilise toujours les chercheurs et les politiques, également en Europe. La littérature sur ce thème est abondante mais, comme le note Rallet & Rochelandet (2003), cette notion reste relativement confuse, mêlant des problèmes différents.

Une approche possible consiste alors à distinguer deux types de fractures : une fracture inter-population, appelée la fracture nord / sud, qui oppose les pays développés, dans lesquels l’accès à Internet est largement développé, et les pays en voie de développement, très en retard par rapport aux premiers. La seconde fracture, intra-population, fait apparaître les inégalités dans l’accès à Internet au sein d’une population, notamment entre les sexes, les générations et les catégories sociales. Une enquête du CSA1, menée en France en octobre 2002, et une enquête de l’INSEE2, menée en octobre 2001, font apparaître une fracture en termes de sexe (40 % des hommes sont des internautes contre 29 % des femmes), d’âge (68 % des 15-24 ans sont utilisateurs contre 39 % des 35-49 ans et seulement 3 à 5 % des plus de 65 ans), de niveaux d’études (68 % des diplômés de l’enseignement supérieur contre 14 % des non diplômés) et de catégories socioprofessionnelles (76 % des cadres supérieurs contre 13% des ouvriers). Les mêmes tendances ont été mises en évidence au Luxembourg par Allegrezza & Di Maria (2003) à partir de données collectées par l’ILRES3 en 2002.

À l’heure actuelle, avec la généralisation de l’adoption des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) par les ménages, l’analyse du taux d’équipement en TIC a perdu de son intérêt. Les données collectées relatives à la société de l’information ne visent plus seulement à évaluer le taux d’équipement des ménages en TIC : désormais, c’est l’utilisation d’Internet par les ménages qui est au centre des préoccupations. Toutefois, si les bases de données sont davantage exploitées pour permettre de décrire les usages d’Internet et leur évolution dans le temps, l’analyse de leurs déterminants n’est pas systématique. Ce type d’analyse a été récemment mené par Le Guel et al. (2003), qui se sont intéressés aux déterminants de l’adoption d’Internet et de l’achat en ligne. À partir d’une enquête réalisée auprès de ménages bretons, ils ont montré que les caractéristiques socio-économiques des individus (âge, niveau d’études, CSP, ...) influaient sur leur décision d’adopter Internet, et que leur voisinage social avait un impact déterminant sur les décisions d’acheter en ligne. À partir de la même source de données, Lethiais & Jullien (2003) se sont interrogés sur l’existence d’un lien entre l’utilisation d’Internet sur le lieu professionnel et l’utilisation à domicile. Ils ont montré que le fait d’utiliser Internet sur le lieu de travail a un effet positif sur la probabilité d’avoir une connexion à domicile mais aucun effet sur la probabilité d’utiliser Internet au domicile. On aurait donc un effet qui conjugue apprentissage et substitution : l’utilisation d’Internet au travail incite à prendre une connexion à son domicile, connexion qui sera destinée autres membres du ménage, l’utilisation au travail venant se substituer à l’utilisation à domicile en ce qui concerne le sondé.

Afin de compléter ces deux études, une comparaison des comportements d’adoption et d’usage d’Internet, d’individus résidant dans deux zones géographiques différentes nous est apparue comme un élément d’analyse intéressant. Pour cela, nous exploitons des données luxembourgeoises, relatives à la même période de référence que les données collectées en Bretagne (décembre 2002). Alors que ces données n’ont pas été collectées dans un but comparatif, de nombreuses similitudes nous permettent de les exploiter. En effet, dans chacune des deux enquêtes, les ménages ont été interrogés sur leurs équipements informatique et multimédia, en particulier sur l’adoption et l’utilisation d’Internet à domicile et sur le lieu de travail, durant l’année 2002, ainsi que sur un certain nombre de caractéristiques socio-économiques. L’enquête menée en Bretagne a permis de rassembler 2000 réponses, l’enquête menée au Luxembourg, 1500 réponses.

Dans cet article, nous poursuivons deux objectifs. Dans un premier temps nous comparons les taux de connexion et l’utilisation d’Internet pour les deux populations, et en particulier nous nous interrogerons sur l’existence d’une fracture numérique en fonction de certaines caractéristiques des individus. Nous mettons alors en évidence l’existence d’inégalités dans l’utilisation d’Internet entre les sexes, les tranches d’âge, les catégories socioprofessionnelles, les niveaux de revenu, et les niveaux d’étude, ce qui nous permet de confirmer les résultats obtenus dans les études citées précédemment. Enfin, bien que l’utilisation d’Internet soit plus répandue au Luxembourg qu’en Bretagne, des inégalités sont identiques dans les deux zones étudiées. Cela nous permet de conclure qu’une plus grande diffusion ne se traduit pas automatiquement par une réduction de la fracture, mais n’amplifie pas non plus les inégalités.

Dans un second temps, nous cherchons à déterminer s’il existe un effet de substitution entre le fait d’avoir Internet sur son lieu de travail et d’avoir et/ou d’utiliser Internet à son domicile. Nous constatons que les effets sont différents entre les deux zones géographiques étudiées. Au Luxembourg, on voit clairement apparaître un effet d’apprentissage et/ou de complémentarité entre l’utilisation d’Internet sur le lieu de travail et l’adoption d’une connexion et l’utilisation d’Internet au domicile. En revanche, pour les actifs bretons, alors que l’adoption d’Internet au domicile est influencée positivement par un usage intensif d’Internet au travail, on constate, au contraire, que l’usage intensif d’Internet au travail est sans effet sur l’usage au domicile, et que l’usage occasionnel (une fois par mois ou moins) a un effet négatif sur l’usage d’Internet à la maison, ce qui traduit la présence d’un effet substitution pour les utilisateurs occasionnels.

Ce papier s’articule autour de cinq parties. Dans une première partie, nous examinons l’évolution de l’industrie informatique afin de formuler des hypothèses sur le phénomène d’apprentissage ou de substitution lié à l’utilisation d’Internet. La seconde partie est consacrée à la présentation des données des deux enquêtes que nous exploitons. Dans une troisième partie, une analyse descriptive nous permet de répondre à la question de la fracture numérique et de son évolution. Les aspects méthodologiques de l’analyse de l’adoption et de l’utilisation d’Internet à la maison sont présentés dans une quatrième partie. Dans une dernière partie, les déterminants de l’adoption et de l’usage d’Internet sont présentés. La conclusion de cette étude présente les pistes de recherche à explorer.