Accès au téléphone, accès aux services publics, accès aux formations pour les sourds. Session 2 "Les TIC, un outil pour personnes fragilisées ?" du séminaire M@rsouin.

, par Sophie Dalle Nazebi

Faisant suite aux initiatives américaines et suédoises, plusieurs organisations de sourds en Europe viennent de mettre en place ou cherchent à mettre en place des centres relais leur permettant de téléphoner ou de solliciter un interprète (langue parlée - langue des signes pratiquées par le pays concerné) ou un vélotypiste (transcription écrite) à distance . Utilisant les technologies internet et un logiciel de visio-conférence, installé sur un ordinateur ou un visiophone, ces services viennent soutenir les relations entre collègues sourds et entendants, et élargir les possibilités de communication à distance et d’action des citoyens et travailleurs sourds ou devenus sourds . Nous avons suivi la mise en place et l’appropriation par une centaine d’usagers d’un tel système proposé pendant un an en France par la société coopérative d’intérêt collectif WebSourd. Nous souhaitons exposer ici l’analyse issue de ce travail qui s’appuie sur des observations, des entretiens et des réponses par questionnaire auprès des usagers utilisant ces services depuis leur domicile, dans le cadre de leur travail ou lors de leur fréquentation de différentes administrations publiques équipées de ce dispositif. Nous exposerons les grands types d’utilisation de ce centre relais par ces personnes sourdes ou devenues sourdes, et les pratiques professionnelles et sociales que celles-ci peuvent désormais avoir. Partir de situations concrètes permet d’aborder plus finement ce que signifie l’accessibilité et l’intégration. Cela permet également de pointer les situations de violence symbolique qui sont couramment expérimentées par les sourds dans leur travail,ainsi que le malentendu culturel fondamental qui persiste dans leur quotidien sur la nature de leurs difficultés. « La surdité est un rapport. C’est une expérience nécessairement partagée » insistait le sociologue B. Mottez il y a 20 ans déjà. La surdité n’entrave pas toute forme de communication. Elle impose des repères et des ressources d’expression visuelles et gestuelles particulières. Elle n’est un problème que si ces pratiques ne sont pas partagées. En ce sens, la surdité des uns, la méconnaissance des pratiques de communication visuelles des autres sont, ensemble, à l’origine de difficultés de communication. C’est là un aspect central à prendre en compte pour comprendre le décalage persistant entre l’approche et les revendications portées par les sourds et devenus sourds, et celles de nos administrations publiques et institutions gouvernementales. Les services de centre relais, en mettant des interprètes ou des vélotypistes en ligne, ne représentent pas une extension du corps des personnes sourdes. Ils ne relèvent pas du monde de la prothèse. Ils ne dépendent pas de problèmes et de questions individuelles. À l’instar du téléphone lui-même, si les nouvelles technologies et manières de faire ne sont pas adoptées par les interlocuteurs susceptibles d’être mis en relation, aucun dialogue n’aura lieu. Si les agents de nos administrations publiques ne s’approprient pas l’outil mis à leur disposition pour leur permettre d’accueillir de la même manière le public sourd et entendant, il n’y a aucune raison que ce dispositif remplisse sa fonction : mettre en contact, faciliter la communication entre deux partis. Il est couramment fait mention de la nécessité pour les sourds de découvrir et d’apprendre les manières de faire et de dire dans une communication de type téléphonique. Nous en parlerons. Nous montrerons que les sourds sont également confrontés à un autre défi, celui d’apprendre et de transmettre à leurs pairs (notamment aux aînés) l’informatique et internet. Différentes initiatives sont engagées au sein d’associations de sourds (formations) ou d’entreprises et de laboratoires informatique (télé-assistance, e-learning) sur ce sujet. Mais il y a également beaucoup à dire, et à faire, concernant la nécessaire prise en compte des difficultés rencontrées non pas par le public sourd mais par les agents des services publics dans l’exercice de leur pratique professionnelle au sein d’un service censé être public. Des réseaux et supports de transmission entre agents sont ici à inventer pour faciliter la mutualisation et la valorisation de savoir faire avec les centres relais dans leur travail. Le caractère nécessairement partagé des difficultés de communication entre sourds et non-sourds explique donc l’importance d’une appropriation également commune des services d’interprétation et de transcription. Mais il rappelle aussi l’enjeu, nécessairement public, d’une accessibilité pour tous à ces services et modes de communication téléphoniques. Aucun pays européens, à l’exception de la Suède, ne se dit pourtant prêt à prendre en charge les frais liés aux services d’interprétation ou de transcription. Les sourds devraient donc les payer en plus de leur communication téléphonique au sens habituel du terme. Ce débat sera sans doute public un jour. Mais un autre sera resté dans les coulisses et joué par le jeu de la concurrence économique : celui de la qualité des services. Dans ces communications entre sourds et non-sourds les premiers seraient-ils les seuls à souhaiter des professionnels qualifiés et expérimentés, garants d’une fidélité et d’une confidentialité des messages ? La manière dont ces débats se poseront ou non sera décisive. La question de l’accessibilité des services publics et de l’intégration socio-professionnelle des sourds se joue en partie dans les conditions de développement des services de visio-interprétation et télé-transcription, par les perspectives sociales et professionnelles qu’ils offrent, mais aussi par les enjeux politiques et juridiques qu’ils soulèvent au cours de leur expérimentation puis de leur institutionnalisation.

 [1]

Notes

[11. Dalle-Nazébi S., 2008, « Technologies Visuelles et e-inclusion. Initiatives de sourds », Innovation : The European Journal of Social Science Research, Vol. 21, No. 4, December 2008, pp.353-369.

2. http://www.visio08.com/index.php

3. Mottez B., 1987, « Expérience et usage du corps chez les sourds et ceux qui les fréquentent », dans J.-M. Alby et P. Sabsoy (dir.) Handicap vécu, évalué, Grenoble, éd. La pensée sauvage., p.108.

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