[Rapport] Processus d’appropriation du téléphone portable professionnel chez les cadres supérieurs en France et aux Etats-Unis : points communs et différences dans l’adoption de ce nouvel outil de travail .

, par Catherine Lejealle

usages du téléphone portable - situation professionnelle - comparaison USA France

Nous nous proposons dans la présente étude de comparer les processus d’appropriation du mobile professionnel chez les cadres, en France et aux Etats-Unis (Californie), en nous appuyant sur une enquête de terrain conduite en juin 2006 dans la Silicon Valley. Quels points communs et quelles différences peut-on observer entre ces deux pays ? Quelles normes d’usages peut-on observer et comment des outils à fonctionnalités comparables sont-ils adoptés différemment par des cadres évoluant dans des contextes économiques, politiques, juridiques, culturels différents ?

Introduction.

Contexte et problématique.

Le téléphone portable, désigné dans la suite par le mobile [1] en France et par le cell aux Etats-Unis est aujourd’hui adopté par tous et a pénétré toutes les PCS (profession et catégorie sociale) ou presque. Omniprésent, cet objet n’a pas manqué de modifier notre quotidien, permettant aux interlocuteurs géographiquement éloignés de s’affranchir virtuellement des limites spatiales et temporelles. Cette présence connectée avec un correspondant à distance se conjugue à une présence absente vis à vis des tiers. Elle demande alors des ajustements pour tenir compte de ces derniers, qui peuvent soit se trouver témoins d’une conversation, soit être contraints d’attendre la fin de l’appel pour reprendre l’activité collective interrompue. L’isolement des uns dans leur bulle intime répond à l’exclusion des autres. Autant dire que le mobile a radicalement transformé les modalités de l’être ensemble.

Offrant potentiellement la possibilité de créer des liens avec des inconnus à l’autre bout du monde, son usage ne doit pas pour autant menacer les liens existants avec les proches. Entre intimes, la connexion peut devenir permanente, en mode continu, comme une « présence connectée » (Licoppe, 2002 [2]) et transformer le partage d’expérience. Ce mode connecté se caractérise par une succession d’appels ou de contacts, passés sous le coup de l’impulsion, qui mobilisent toutes les ressources de communication. Souvent à faible contenu informatif, ces appels ou interactions médiatisées (SMS, MMS…) comprennent une forte dimension phatique (Jakobson, 1963 [3]) et permettent de transmettre une émotion quasi instantanément, notamment depuis que le mobile intègre un appareil photographique.

Le mobile révolutionne ainsi tous les repères existants : présence malgré l’absence, abolition des distances et ubiquité, décloisonnement des frontières entre différentes identités. En effet, contrairement au téléphone fixe dont le numéro est associé à un lieu donné et qui peut être collectif (téléphone familial au domicile), les études montrent que le mobile est un objet individuel rarement partagé (Gournay 1997, Gournay et Mercier 1997, Guillaume 1994, Roos 1994 [4]). Porté avec soi, toujours disponible, il constitue un cordon ombilical qui relie l’usager où qu’il soit, à son réseau individuel de sociabilité, zappant d’un appel à l’autre, entre plusieurs identités (intime, privée, professionnelle, associative). Usage des sonneries personnalisées (Licoppe, Guillot, 2006 [5]), filtrage en fonction de l’identification de l’appel mais aussi recours au double appel, autant de fonctionnalités au service de l’utilisateur pour gérer le partage du temps et de l’espace. Les processus en place dans l’entreprise, les modes de communication entre proches et les normes d’usages dans les lieux publics évoluent avec l’arrivée de ce nouvel outil.

François de Singly (2001 [6]) propose différentes solutions pour ménager les différents acteurs présents, notamment en faisant bon usage du répondeur et du mode vibreur. Il précise que le mobile crée différents espaces (professionnel, privé ou familial, intime ou soi-privé) dont le cloisonnement se fait en fonction des heures autorisées de réception et d’émission. La frontière est symbolique, matériellement invisible, gardée par le répondeur qui opère comme un filtre. Il explique :

« L’usage du filtre permet d’appréhender la manière dont la flexibilité identitaire est colorée positivement ou négativement. Décrocher devient révélateur d’une identité souhaitée, ne pas décrocher signifie une identité repoussée. Le répondeur est un des marqueurs de la modernité en ce qu’il constitue la preuve que chacun n’est pas disponible à tous, tout le temps. L’individualisation - sorte d’intimité personnelle - ne s’élabore que dans de nouvelles limites qui donnent l’impression que le soi est maître, sinon du monde, du moins de son monde. La « mondialisation » repose sur une relative disparition des frontières, et sur l’invention d’autres formes de contrôle, plus personnalisées ».

Dans l’étude Marsouin 2005, nous avions étudié les processus d’appropriation du mobile professionnel, au regard de l’autonomie et du contrôle puisque cet objet permet de fluidifier les repères spatiaux et temporels. En permettant de joindre n’importe qui à n’importe quel moment, l’usage du mobile professionnel modifie les frontières entre vie professionnelle et vie privée, favorisant a priori l’ingérence de l’employeur dans la sphère privée mais aussi l’irruption d’un appel privé sur le lieu et pendant le temps de travail. Nous avions conclu en montrant que dans les faits, cette dialectique de la liberté et de l’asservissement n’était pas la plus pertinente. En effet, les rares cas où le mobile professionnel posait problème se conjuguait à un contexte conflictuel entre le salarié et l’employeur, où cet outil n’était qu’un stigmate de plus qui cristallisait un état de tension.

Nous nous proposons dans la présente étude de comparer les processus d’appropriation du mobile professionnel chez les cadres, en France et aux Etats-Unis (Californie), en nous appuyant sur une enquête de terrain conduite en juin 2006 dans la Silicon Valley. Quels points communs et quelles différences peut-on observer entre ces deux pays ? Quelles normes d’usages peut-on observer et comment des outils à fonctionnalités comparables sont-ils adoptés différemment par des cadres évoluant dans des contextes économiques, politiques, juridiques, culturels différents ?

Méthodologie et présentation des résultats

Compte tenu de la problématique, la méthode qui nous a semblé la mieux adaptée consiste à reprendre celle de l’étude Marsouin 2005, en France. Nous avons ainsi mené des entretiens compréhensifs qualitatifs individuels, en face à face. En effet, cette méthode permet d’éviter les entretiens basés sur du déclaratif, c’est à dire des théories souvent fort éloignées des pratiques réelles. Elle permet également de comprendre les motivations des acteurs et les raisons qui les poussent à agir en situation, face à des contraintes, en mobilisant des ressources données. La corpus recueilli retrace des trajectoires, c’est à dire des parcours envisagés selon un axe dynamique et pas seulement statique, qui permettent d’observer les évolutions dans les façons de gérer cet objet. Nous optons donc pour un point de vue qualitatif. Tous enregistrés puis retranscrits, ils se sont déroulés dans différents lieux : domicile de l’enquêté, domicile de l’enquêteur, lieu de travail ou lieu public (café, restaurant).

Comme pour l’étude en France, le corpus recueilli comprend également un volet ethnographique, avec l’observation du lieu de travail (décoration du bureau), les vêtements ou le contenu de la mallette apportée au travail (nature des lectures apportées pour lire dans les transports). Le matériau est également enrichit de l’analyse des rares chartes d’utilisation du mobile professionnel qui sont disponibles.

Le choix de la catégorie socioprofessionnelle à étudier s’est porté comme en France, sur les cadres, ayant tous un mobile professionnel financé par leur employeur, âgés de 25 à 45 ans, de situation familiale, de formation et de secteurs d’activités différents. L’enquête couvre le secteur public et le privé ; des cadres nomades et des sédentaires. Cette population est particulièrement pertinente car elle a, le plus souvent, une grande souplesse d’horaires, de lieux de travail. Responsables de missions, ils jouissent d’une grande autonomie dans les moyens et méthodes à mettre en œuvre et peuvent, comparativement à d’autres PCS, organiser leur temps de travail. Par conséquent, définir un temps de travail précis et établir la frontière précise entre ce qui relève du travail s’avère parfois difficile. Un cadre qui lit à son domicile, la presse économique et se renseigne sur la concurrence dans son secteur contribue à accroître ses compétences, si bien qu’on peut assimiler ce temps à une activité professionnelle.

Cette population étant particulière, il faudra être prudent avant de généraliser nos résultats à d’autres PCS. A défaut de statuer en fréquence, nous pourrons néanmoins statuer en diversité. Une caractéristique majeure de cette population est que la différence entre les genres ne nous est pas apparue comme manifeste : ayant une formation scientifique commune, formatées de la même manière par leurs études, les femmes cadres semblent très attentives à se conduire comme leurs homologues masculins. La variable genre ne nous a donc pas parue aussi significative qu’elle aurait pu l’être en prenant d’autres populations ou sur d’autres sujets.

Nous décrirons les pratiques observées et l’éventuelle production de normes d’usages (Singly, 2001 [7]). Nous aborderons dans une première partie les points communs dans les processus d’appropriation du mobile professionnel par les cadres français et américains puis dans une seconde partie, les différences qui perdurent entre ces deux pays. Enfin, en conclusion, nous proposerons des pistes d’explication des différences constatées.

Notes

[1Seule cette appellation a été employée par l’enquêteur au cours des entretiens.

[2Licoppe C., 2002, « Sociabilité et technologies de communication : deux modalités d’entretien des liens interpersonnels dans le contexte du déploiement des dispositifs de communications », Réseaux n°112-113, p.173-210.

[3Jakobson R., 1963, Essais de linguistique générale. Tome 1 : les fondations du langage, Paris, Minuit

[4Gournay C. de, 1997, « C’est personnel. La communication privée hors de ses murs », Réseaux, n° 82/83, mars-juin, p.21-40.

Gournay C. de, Mercier P.-A., 1997, « Entre la vie privée et le travail : décloisonnement et nouveaux partages », Actes du premier colloque international sur les usages et services des télécommunications « Penser les usages », Arcachon, 27-29 mai, p. 379-387

Guillaume M., 1994, « Le téléphone mobile », Réseaux, n° 65, p.27-34

Roos J.-P., 1994, « Sociologie du téléphone cellulaire : le modèle nordique », Réseaux, n° 65, p.35-44

[5Licoppe C., Guillot R., 2006, Les usages des sonneries téléphoniques musicales comme symptôme et contribution à une recomposition de la civilité téléphonique, Paris, ENST working paper

[6Singly F. de, 2001, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan

[7Singly F. de, 2001, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan « Le mobile ne produit pas de miracle, contrairement aux publicités. Des règles de bon usage se mettent en place pour trouver le partage du temps, qu’il ne soit pas vécu sous le mode de l’agression. Elles ne figurent dans aucune notice d’utilisation. La qualité des réglages ne dépend que des compétences des personnes concernées, mises au défi d’inventer, à chaque « progrès », de nouvelles manières de concilier l’indépendance et l’appartenance à une communauté ».

Documents joints