Présentation détaillée du projet ergonomie de lecture.

, par Nicolas Guéguen, Nicolas Jullien, Yannis Haralambous

Il s’agit d’un projet fortement pluridisciplinaire, visant à caractériser et étendre un mécanisme fondamental d’accès au texte, souvent préparatoire à l’acte de lecture proprement dit, le feuilletage du document.

Ce projet est dans le droit fil des travaux du groupe thématique « Presse » au sein de Marsouin, et se propose de caractériser la notion encore nouvelle de feuilletage électronique. Il intéresse aussi bien des chercheurs du groupe « environnement socio-cognitif » pour la partie modélisation du document électronique que des chercheurs d’ « évolution socio-économique » pour l’étude de l’impact de ces objets sur la filière du livre. Ce projet constitue notamment une suite naturelle des travaux réalisés sur le secteur de la Presse Quotidienne Régionale en 2002, et notamment ICCARS.

Résumé du projet.

Il s’agit d’élaborer un modèle formel de structuration du document électronique en vue de son feuilletage, en tenant compte de la structure rhétorique que contient ledit document. Ce modèle lui-même devrait permettre d’alimenter la définition d’un modèle généralisé de représentation de contenu de document électronique, qui pourrait couvrir tout le spectre d’informations sur le document allant du texte abstrait jusqu’à la géographie concrète de la page imprimée, et les propriétés tactiles et olfactives du livre traditionnel. En appliquant ce modèle à la production de livre électronique et en implémentant des opérations en temps réel, telles que le feuilletage, on pourra offrir au lecteur une ergonomie plus proche de celle du livre et on contribuera ainsi, par l’amélioration sensible de qualité de ce produit, à ouvrir des nouveaux horizons au marché du livre électronique.

Abordée sur le plan économique, la question du feuilletage peut aussi se voir comme la mise à disposition gratuite d’un contenu informationnel, visant à réduire l’asymétrie d’information dont pâtit le lecteur potentiel avant sa lecture. Ce service peut être complémentaire ou se substituer à celui qu’exerce un intermédiaire informationnel comme le libraire, et stimuler la demande de lecture, facilitée par l’accès au feuilletage d’un nombre quasi-illimité de documents. Il remet donc potentiellement en cause toute la chaîne de valeur du monde de l’édition, et les modalités de concurrence entre éditeurs. L’intérêt de l’approche pluridisciplinaire est de permettre une progression logique dans la compréhension du mécanisme de feuilletage de livre électronique, et d’en aborder les principales conséquences.

La durée prévue est de 24 mois.

Partenaires.

Responsable du projet : Yannis Haralambous (ENST Bretagne, Yannis.Haralambous@enst-bretagne.fr, 0 229 001 427).

Partenaires scientifiques Marsouin : ENST Bretagne (départements IASC, ESH et Informatique et Télécommunications), Université de Bretagne Sud (GRESICO), Université de Rennes 2 (Centre de Recherche en Psychologie, Cognition et Communication).

Autres partenaires scientifiques : ENST Paris (département EGSH).

Le calendrier du projet.

Les principaux points de rendez-vous du projet sont associés à la production de travaux partiels tels que décrits ci-après :

 J1 (T0 + 6 mois) : résultats des travaux et expérimentations portant sur les aspects de psychologie cognitive, et sur l’état de l’art sur l’énonciation éditoriale. Ces résultats, que l’on peut envisager respectivement sous la forme de liste de caractéristiques et limitations psycho-perceptives du lecteur d’une part et sous la forme d’une liste d’objectifs d’auteurs et éditeurs et de contraintes techniques « métier ».

 J2, J3 (T0 + 12 mois) : modèle de représentation du contenu du document électronique et premier prototype simulant le feuilletage de document électronique et éléments d’analyse d’impact / dimensionnement économique de la fonction

 J4 (T0 + 18 mois) : proposition de modèle pour la structuration sémantique du document en vue de son feuilletage

 J5, J6, J7, J8 (T0 + 24 mois) : deuxième version du prototype intégrant les aspects de structuration sémantique, éléments de prospective économique, compléments d’étude sur la structuration sémantique, résultats d’observations et expérimentations psychologiques sur le prototype.

Le détail du projet.

Le contexte.

Le feuilletage s’inscrit à l’articulation des supports matériels et de l’ergonomie du livre traditionnel, des méthodes éditoriales et typographiques de représentation de contenu et des pratiques intellectuelles. Son approche nécessite donc un regard interdisciplinaire qui soit en mesure de rendre compte de la spécificité des supports médiatiques concernés, des technologies applicables et des pratiques constatées chez les usagers.

Contexte et enjeux de société.

Le livre, porteur de civilisation et part importante du patrimoine culturel mondial est en train de subir une mutation vers un nouveau support : le livre électronique. Il s’agit aussi bien d’un ensemble de technologies logicielles permettant une lecture ergonomiquement similaire à celle du livre traditionnel, que de certains dispositifs matériels de lecture qui viendront remplacer les ordinateurs (portables ou fixes) et les assistants numériques pour offrir à l’utilisateur une ergonomie encore plus proche de celle du livre papier. Le livre électronique se base donc sur la notion de document électronique, pour lequel il existe un grand nombre de technologies d’accès ou de traitement, notamment depuis le succès fulgurant du Web ces 10 dernières années.

Mais, alors que le document électronique apporte de nouvelles fonctionnalités qui pourront devenir partie intégrante de ce nouveau mode de fonctionnement du livre, on est encore loin d’avoir étudié en profondeur les mécanismes sous-jacents à la représentation du contenu dans un livre traditionnel, résultat du savoir-faire de cinq siècles d’imprimerie. Le modèle informatique actuel du livre électronique s’occupe surtout du contenu (texte, images) et sa structure logique. Accessoirement il s’intéresse aussi à la forme (géométrie de la page, assemblage des composantes visuelles), et finalement assez peu au contenant.

Il est clair que le livre électronique n’aura pas dans un avenir proche les mêmes propriétés physiques (y compris tactiles et olfactives) que le livre traditionnel. Mais il est possible, et même fortement souhaitable que l’on élabore des substituts aux propriétés physiques manquantes, notamment en qui concerne le rapport du lecteur avec le livre en tant qu’objet. On se rend compte qu’une opération importante, surtout lors de l’évaluation d’un livre dans l’optique de son achat éventuel, est le feuilletage. Par des mécanismes autres que la lecture linéaire et consciente, on extrait des informations d’un livre en le feuilletant. Ne pas permettre ne serait-ce qu’un substitut de l’opération de feuilletage prive l’utilisateur (et acheteur potentiel) d’un mode de contact indispensable avec le livre en tant qu’objet (et produit). De plus, la grande offre de livres électroniques qui est à prévoir dans les librairies virtuelles rendra le choix de l’acheteur encore plus difficile et renforce donc la prégnance de la question du feuilletage et de l’ « accès rapide » au document électronique.

Contexte scientifique : analyse des travaux existants sur le même sujet en France ou à l'étranger.

Pour interpréter l’activité cognitive de l’utilisateur d’un livre traditionnel ou électronique, nous utiliserons comme cadre général le modèle d’architecture cognitive proposé par Hoc & Amalberti (1995) en ergonomie cognitive. D’après ce modèle, trois niveaux de contrôle co-existent dans le système cognitif. Une première boucle de contrôle à long terme est basée sur des connaissances à propos de l’environnement et des méta-connaissances concernant l’individu. Une boucle à moyen terme conduit à l’élaboration d’une représentation mentale de la situation et de l’état de l’individu et enfin une boucle à court terme permet de générer de manière routinière des réponses à des sollicitations particulières. Sur le plan économique, la question de la disponibilité d’accès gratuit et aisé à l’information a fait l’objet de nombreux travaux (par exemple Shapiro & Varian (1998), Dang-Nguyen & Penard (2001)). Comme tous les biens informationnels, le livre rencontre en effet deux difficultés pour s’échanger sur un marché (Shapiro & Varian, cité, Gambaro & Ricciardi, 1996) :

 pour le consommateur c’est un bien d’expérience, sa valeur n’étant révélée qu’après consommation donc après l’achat. L’acheteur court donc un risque au moment de celui-ci, ce qui peut restreindre sa demande potentielle ;

 pour le producteur (couple auteur/éditeur) le livre est un bien « public » (son contenu) « privatisé » par son inscription sur un support papier. Mais cette inscription n’est jamais parfaite et soumise à contournement (la copie). Cela peut éventuellement réduire les incitations à mettre des livres sur le marché, en limitant leur rentabilité.

La littérature récente (par exemple Kahin & Varian, 2000) tend cependant à minimiser la portée du second phénomène. Pour le premier par contre, la question reste ouverte. L’équipe du Gresico (T. Morineau, N. Gueguen) a particulièrement travaillé sur le thème de la persuasion électronique. L’équipe du CRPCC (F. Ganier) travaille sur les aspects cognitifs relatifs à la lecture et la compréhension de documentations techniques. L’équipe de l’ENST est spécialisée sur la thématique de « l’énoncé éditorial » (E. Souchier, A. Gentès). Le département Économie Sciences Humaines de l’ENST Bretagne a collaboré à l’analyse de l’information gratuite sur le Net (G. Dang-Nguyen, V. Lethiais). Le département IASC de l’ENST Bretagne a travaillé sur l’indexation sémantique et les parcours alternatifs de documents électroniques (I. Kanellos, G. Coppin). Le département informatique de l’ENST Bretagne a ouvert un champ de recherche sur la représentation de documents électroniques et la modélisation du livre électronique (Y. Haralambous).

La struture et le détail des travaux.

Le projet se structurera en 4 blocs :

 Premier bloc : Analyse sémiologique de la pratique éditoriale et analyse cognitive du comportement de feuilletage.

D’un point de vue sémiologique, la recherche s’appuiera sur une démarche dominée par une préoccupation constante : prêter une attention particulière aux relations qu’entretiennent le texte et l’image, les supports et pratiques d’écriture. En d’autres termes, il s’agit de ne pas envisager l’œuvre « en soi », mais en situation, selon ses conditions de production, de diffusion ou de réception par exemple (Souchier, 1996, 1998, 1999, 2000). En effet, il est probable que depuis l’invention de l’imprimerie, les éditeurs ont toujours intégré la présentation du document comme un élément fondamental de leur stratégie d’offre. Dans le cas qui nous préoccupe ici et à titre d’exemple, le choix des reliures, puis le passage au brochage, ont dû représenter une décision mûrement élaborée de la part des éditeurs pour garantir l’interaction avec le lecteur grâce au feuilletage et ce à un moindre coût. Une partie de la recherche est consacrée à l’explicitation de l’énonciation éditoriale. Notre approche textuelle en ce domaine et son élaboration théorique reposent conjointement sur une pratique éditoriale qui répond au souci constant du « donner à lire ». Cette démarche affirme sa subjectivité dans le cadre d’un protocole et d’une théorie clairement énoncés. Deux axes la structurent : l’historicité (œuvre, textes, réception) et l’éclectisme méthodologique qui postule d’une part l’adéquation des outils d’analyse à la problématique posée à partir d’un corpus déterminé et d’autre part la rencontre d’heuristiques distinctes pour la compréhension d’un même texte ou d’un même objet. Textes, support et discours d’accompagnement sont ainsi présentés dans leurs perspectives historiques de facilitation du feuilletage : quelles techniques ? quels instruments ? quelles contraintes ? Nous souhaitons ensuite évaluer l’effort cognitif de feuilletage. En un premier temps, nous définirons un modèle a priori des efforts cognitifs engagés sur différents supports (livre, livre électronique) et nous mettrons en correspondance ce modèle avec une évaluation expérimentale de l’interaction de l’individu avec un livre dans un premier temps, puis de l’interaction homme machine dans un second temps. Cette méthodologie sera à la fois de type hypothético-déductif et expérimental. Aussi, elle impliquera une évaluation du feuilletage sur document papier, et une validation du feuilletage électronique sur un livre électronique purement logiciel (et/ou livre électronique matériel ayant implémenté la fonction de feuilletage définie dans ce projet). Elle impliquera également la mesure de variables de traitement, de mémorisation, de compréhension (variables cognitives) mais aussi des mesures d’appréciation et d’évaluation (variables affectives).

 Deuxième bloc : structuration de document pour le feuilletage.

La démarche consiste à insérer dans le document électronique lui-même des balises ou plus généralement des éléments de structuration qui permettent : - à l’auteur du document, de prévoir un certain nombre de parcours (narratif, argumentatif, etc.) à l’intention des lecteurs feuilletant le document - au lecteur, d’appliquer au document sa ou ses propres stratégies de feuilletage. Cette démarche ne sera pas faite ex nihilo, mais bénéficiera des éléments et résultats recueillis par le premier bloc, définissant à la fois les « grandes lignes » des tactiques de feuilletage et les présupposés éditoriaux que la fabrication de textes multimédias véhicule. Ces grandes lignes viendront soutenir et compléter des approches sémantiques (sémantique textuelle et intertextuelle) et des méthodes d’analyse issues des théories de l’argumentation et de la narration pour aboutir à un modèle formel de structuration sémantique du document électronique en vue de son feuilletage. On prendra notamment en compte la théorie de la structure rhétorique. Bien évidemment, cette partie de l’étude se fera en relation étroite avec d’une part les contraintes édictées par la partie technologique du feuilletage et d’autre part celles qui pourront être issues de l’étude socio-économique (notamment les aspects quantitatifs pouvant fixer des limites à l’accès d’informations gratuites dans une perspective commerciale). Le plan de travail relatif à cette partie de l’étude peut être décomposé comme suit :

  1. état de l’art des principales théories de l’argumentation et des structures rhétoriques ;
  1. proposition d’un modèle formel de structuration cohérent avec les contraintes d’ordre technique, psychologique et socio-économique.

 Troisième bloc : élaboration d’un modèle de représentation du contenu et développement d’un prototype de livre électronique intégrant la fonctionnalité de feuilletage.

Le modèle formel de structuration du livre électronique élaboré dans le deuxième bloc doit être complété par une modélisation de la représentation du contenu. Cette représentation doit couvrir un large spectre d’informations, allant de règles stylistiques de haut niveau (du type : « on compose les citations en italiques ») jusqu’à des informations très précises sur la géographie de la page (par exemple, les coordonnées et spécifications typographiques exactes d’une lettre). Pour cela on a besoin d’un modèle sur plusieurs couches, se juxtaposant au modèle formel de structuration, la dernière couche étant le format de fichier utilisé pour la visualisation du livre électronique ainsi obtenu. Or, les formats de fichier actuellement utilisés pour le livre électronique sont conçus en guise d’une lecture linéaire, à vitesse normale. Des nouvelles structures de données et de nouveaux formats de document électronique doivent être développés pour permettre des lectures alternatives. Un premier pas dans cette direction a déjà été effectué par l’introduction de la technologie de vario-document, développée au sein de l’ENST Bretagne. Il s’agit d’ajouter aux formats de fichier à description de page figée (tels que PostScript, PDF ou DVI), un très grand nombre de descriptions différentes précompilées que le logiciel de lecture ad hoc choisit suivant les paramètres du contexte (taille de fenêtre de visualisation, corps des caractères, etc.) Le point essentiel de cette technologie est le fait que ces différentes présentations sont préparées en amont et stockées-de manière compressée-dans le même fichier. Alors que l’utilisateur croit qu’il est en train de refaire en temps réel la mise en page, en réalité, il ne fait que choisir parmi différentes versions de cette même mise en page, préparées en amont. Nous appliquerons la même technique à l’implémentation du feuilletage : on préparera à l’avance différents parcours accélérés du livre, avec possibilité d’arrêt et de passage en mode de lecture normale à tout moment. Ces parcours pourront être aléatoires ou prédéfinis par l’auteur du document. Leur choix dépendra aussi bien du contenu et de la structure de l’ouvrage que de sa forme : par exemple, il sera peut-être utile de s’arrêter aux titres de chapitre, mais telle image qui se trouve en haut de page impaire ne pourra pas non plus passer inaperçue. Le but de cette implémentation sera donc de donner un certain nombre d’outils au concepteur du livre électronique pour permettre une simulation, aussi proche que possible de la réalité, du feuilletage, tout en tirant profit du fait que cette simulation peut être contrôlée et optimisée.

 Quatrième bloc : conséquences économiques de la disponibilité du feuilletage. Responsable : Virginie Lethiais (ENST Bretagne, Virginie.Lethiais@enst-bretagne.fr, 0 229 001 431).

Avec la numérisation des textes et la disponibilité d’une fonction de feuilletage, plusieurs problèmes nouveaux se posent :

  1. quelle quantité de contenu l’éditeur peut-il mettre gratuitement à la disposition du lecteur pour lui permettre de feuilleter sans réduire l’incitation à acheter ?
  1. la disponibilité du feuilletage électronique sur un ensemble de titres potentiellement beaucoup plus important que le stock disponible à un moment dans une seule librairie, va-t-il augmenter la propension à acheter des livres ?
  1. le feuilletage électronique remet-il en cause l’activité de service du libraire (intermédiation informationnelle) ? Si oui, comment celui-ci doit-il faire évoluer son métier pour conserver sa fonction sociale dans la chaîne de production et de distribution des livres ?
  1. la facilité de feuilletage électronique étant un élément clef du succès du livre électronique, celui-ci pourrait-il faire évoluer les processus concurrentiels dans le monde de l’édition, notamment chez les éditeurs (concentration, intégration verticale en amont et en aval, etc.) ?

Notre plan de travail consistera à tenter de répondre à ces interrogations. La méthode sera fondée sur deux approches :

 une approche empirique par interview auprès d’un certain nombre de professionnels du monde de l’édition (éditeurs, libraires, Syndicat National de l’Édition, Ministère de la Culture, producteurs de contenus électroniques) ;

 une approche théorique par la construction de modèles de comportement stratégique (côté offre) et de comportement d’achat en situation d’incertitude (côté demande).