[Cahier de recherche] Usage d’Internet et investissement en capital social.

, par Nicolas Poussing, Thierry Pénard

Mots clefs : capital social, usage d’Internet, fracture numérique.

L’objectif de cet article est d’étudier le rôle d’Internet dans la formation du capital social. L’usage d’Internet a-t-il un impact sur la nature et l’intensité des investissements d’un individu dans des réseaux sociaux formels et informels ? Cette question est d’abord examinée d’un point de vue théorique à l’aide d’un modèle microéconomique d’investissement en capital social. Puis, à partir de données luxembourgeoises nous tentons d’identifier empiriquement les déterminants de l’investissement en capital social hors Internet et via Internet. Nous mettons en évidence un effet positif de l’usage d’Internet sur l’engagement dans des réseaux sociaux. Par ailleurs, nous montrons que la majorité des investissements en capital social via Internet viennent en complément des investissements hors Internet (investissements directs), sauf pour les individus ayant connu une mobilité ou une rupture dans le passé (géographique, professionnelle, affective). Ces derniers semblent tirer des bénéfices importants de l’usage de l’Internet, pour entretenir ou renouveler leur capital social.

Mots clefs : capital social, usage d’Internet, fracture numérique.

ABSTRACT.

This article aims to understand the impact of the Internet on social capital. Does Internet usage influence personal investments in social networks ? First, we theoretically address this question with a micro-economic model of social capital. Second, thanks to Luxembourg data, we evaluate the determinants of personal investments in social capital via the Internet. The results show a complementarity between the online investments and the offline investments (measured by the belonging to associations or formal organizations), except for individuals who have had professional or geographic mobility and who tend to intensively use the Internet to invest in social capital.

Keywords : Social capital, Internet usage, digital divide.

Codes JEL : L86, Z13, D12

Introduction.

L’usage d’Internet le plus répandu est l’envoi et la réception de courrier électronique. Internet permet ainsi de communiquer avec son entourage (familial, professionnel, associatif...), mais aussi de rencontrer de nouvelles personnes, via les forums, la messagerie instantanée.... De nombreux internautes déclarent ainsi avoir développé des relations avec des personnes rencontrées pour la première fois sur Internet (Parks et Floyd, 1996, Velkovska, 2002). L’usage de l’Internet accroît-il pour autant la sociabilité des individus ? Pas sûr, si l’on en croit l’étude d’Attewell, Suazo-Garcia et Battle (2003) qui montre que les adolescents qui disposent d’un ordinateur à la maison passent moins de temps à faire du sport ou jouer dehors, que les jeunes n’ayant pas d’ordinateur. Internet pourrait donc isoler les individus en venant se substituer à des loisirs générateurs de liens sociaux [1].

Notre article a pour objectif d’examiner le lien entre l’usage de l’Internet et la sociabilité des individus, et plus particulièrement leur capital social. Le concept de capital social a été initialement développé par les sociologues (Bourdieu, 1980, Coleman 1988, Putnam, 1993), mais depuis quelques années, les économistes ont commencé à s’approprier cette notion et à l’introduire dans leurs travaux, que ce soit en économie du travail, en économie de l’innovation ou plus récemment en économie de l’Internet [2]. Ainsi, concernant Internet, plusieurs études ont souligné le rôle que pouvait jouer le capital social pour acquérir de l’information ou des conseils sur les usages en ligne. Ainsi, Le Guel, Pénard et Suire (2004) ont confirmé l’importance de l’entourage dans l’achat en ligne à partir d’une enquête sur les ménages en Bretagne. Les auteurs ont montré qu’un individu avait une probabilité beaucoup plus grande d’acheter sur Internet si une large partie de son entourage achetait aussi en ligne. Les travaux de Goolsbee et Zittrain (1999) sur des données américaines mettent en évidence les mêmes effets de voisinage social.

Dans cet article, il ne s’agit pas d’étudier le rôle du capital social sur les usages d’Internet, mais plutôt l’inverse, c’est-à-dire le rôle que peut jouer l’usage d’Internet dans la formation du capital social individuel, qu’il s’agisse de capital social formel (engagement ou participation dans des associations ou organisations) ou de capital social informel (sociabilité). Que change Internet en matière d’investissements en capital social ? Tout d’abord, Internet peut permettre d’entretenir son stock existant de capital social ou d’empêcher sa dépréciation (notamment avec les personnes distantes géographiquement). Mais, Internet peut aussi aider à renouveler et diversifier son capital social (en rencontrant de nouvelles personnes, en participant à de nouvelles communautés). Ces deux stratégies d’investissement en capital social renvoient à la distinction classique exploitation/exploration en théorie de la décision (Bourgine, 1998). Dans le cadre de cet article, nous tenterons d’identifier les facteurs influençant la décision d’exploiter son réseau social existant via Internet et/ou d’explorer de nouvelles relations.

Plusieurs études empiriques ont déjà apporté des éclairages partiels sur les effets d’Internet en matière de capital social. A partir d’un panel de 700 individus interrogés en 1998 et en 2001, Franzen (2003) montre que l’usage d’Internet n’a aucun effet sur le réseau social de l’individu (ni sur le nombre d’amis proches, ni sur le temps passé avec ces derniers). En revanche, l’usage d’Internet réduirait le temps passé devant la télévision. Par ailleurs, Franzen montre que l’existence d’un fort capital social joue positivement sur l’usage d’Internet : un réseau social dense faciliterait l’adoption d’Internet. D’autres travaux, de nature plus sociologiques, concluent à un effet significatif de l’usage d’Internet sur la sociabilité. Wellman et al. (2001) montrent que plus l’usage d’Internet est intensif et plus la participation à des associations et l’engagement civique de l’internaute augmentent, une partie de cet engagement se faisant dans des associations ou communautés en ligne. Kraut et al. (2002) ont montré que l’usage fréquent d’Internet avait aussi tendance à accroître les interactions sociales avec les amis et la famille. Toutefois, cet effet positif ne ressort que pour des internautes disposant d’un capital social significatif. Pour ceux qui sont dépourvus de capital social, l’usage d’Internet aurait comme effet d’accroître l’isolement. Ces résultats rejoignent ceux de Katz, Rice et Apsden (2001) qui montrent que les internautes de longue date rencontrent plus d’amis et ont un plus grand réseau social (institutionnel et informel) que les non internautes ou les internautes récents. De leur côté, Riphaegen et Kanger (1997) constatent que les utilisateurs de l’email ne communiquent pas avec plus d’interlocuteurs que les non utilisateurs de l’email mais que la part des personnes, que l’on peut qualifier d’étrangères, avec lesquelles ils communiquent est plus importante que chez les non utilisateurs d’Internet. Au final, la plupart des études mentionnées précédemment tendent à montrer l’existence d’un impact positif de l’usage d’Internet sur le capital social et les pratiques de sociabilité.

Dans la suite de ce papier, nous allons chercher à mieux comprendre les interactions entre les investissements en capital social hors Internet (plus particulièrement dans des associations) et les investissements en capital social via Internet. Pour cela, nous disposons de données d’enquête luxembourgeoises, sur 1 550 individus, dont 796 internautes, âgés de 16 à 74 ans [3]. Ces données permettent de mener une série de tests économétriques pour identifier les logiques d’investissements en capital social des internautes par rapport aux non-internautes. Il ressort notamment que l’usage d’Internet a un impact positif sur les engagements associatifs (c’est-à-dire sur les investissements en capital social hors Internet). Par ailleurs, le fait d’avoir connu dans le passé une mobilité ou une rupture géographique ou professionnelle accroît la probabilité de recourir à Internet pour investir en capital social. En d’autres termes, ce sont les individus les plus mobiles qui semblent tirer les bénéfices les plus importants de l’usage de l’Internet, pour entretenir ou renouveler leur capital social.

Mieux comprendre le rôle d’Internet dans la formation de capital social représente un enjeu économique réel. En effet, si l’usage d’Internet a un impact positif sur les investissements en capital social, alors les pays les plus avancés en matière de diffusion d’Internet devraient voir leur capital social s’accroître. Or, de nombreuses études ont mis en évidence le rôle positif du capital social sur le développement économique et le bien-être d’un pays (Fukuyama, 1995, 1999, Bjornskov, 2003). Ainsi, Bjornskov (2003) montre que le bien-être dans les pays développés dépend plus du niveau de capital social que du PIB par tête, du taux de chômage ou du niveau d’inflation. Selon l’auteur, les pays où le bien-être est le plus élevé sont les pays scandinaves, la Suisse et les Pays-Bas, des pays dans lesquels le capital social mesuré par la confiance dans les autres et le taux de participation à des associations atteint un niveau parmi les plus élevés du monde. Or, ces mêmes pays sont aussi dans le haut du tableau pour la diffusion d’Internet (dans les entreprises et les ménages). De ce constat, on peut tirer deux principales conjectures. Tout d’abord, Internet pourrait doublement contribuer au développement économique et au bien-être d’un pays : directement en générant des gains de productivité dans les entreprises ou en réduisant les coûts de transaction (Curien et Muet, 2004), mais aussi indirectement en augmentant le capital social du pays. Selon cette logique, la forte fracture numérique existant entre les pays développés et les pays en voie de développement (mais aussi entre certains pays développés) pourrait accentuer les fractures économiques entre ces mêmes pays. Seconde conjecture, l’usage de plus en plus intensif d’Internet dans les pays développés, notamment aux États-Unis, pourrait s’opposer au déclin du capital social observé dans ces pays sur la seconde moitié du vingtième siècle par Putnam (1995, 2000) ou Costa et Kahn (2003) et ainsi venir contredire les conclusions pessimistes de ces auteurs.

Dans la section suivante, nous allons définir la notion de capital social, puis proposer un modèle microéconomique de formation de capital social qui fournira un cadre théorique pour analyser les effets potentiels d’Internet sur le capital social d’un individu. Dans la section 3, nous présentons la base de données et le modèle estimé. Dans la section 4, nous commentons le résultat des estimations sur les déterminants de l’investissement en capital social hors Internet et dans la section 5, sur les déterminants de l’investissement en capital social via Internet, en établissant une distinction entre ceux qui utilisent Internet pour entretenir leur capital social existant et ceux qui utilisent Internet pour renouveler ou élargir leur capital social.

Notes

[1Voir aussi l’étude de Kraut et al. (1998) qui a consisté à suivre pendant un an une centaine de ménages récemment connectés à Internet. Les auteurs de cette étude ont observé une baisse de la sociabilité pour les ménages qui utilisaient le plus Internet.

[2Voir Sobel (2002) pour une réflexion économique sur le concept de capital social.

[3Ces données ont été collectées en 2003 par le CEPS/INSTEAD (Luxembourg) dans le cadre du projet « ICT Usage by Household », co-financé par Eurostat, et du projet « European Social Survey », financé par le Fonds National de la Recherche du Luxembourg.

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