[Rapport] Synthèse des résultats des travaux MAC pour l’année 2005.

, par Annie Blandin-Obernesser

"Mon téléphone portable, je l’aime bien". Si tous les utilisateurs n’expriment pas un tel enthousiasme, nombreux sont ceux qui aiment en parler ou qui en parlent, tout simplement. En tout état de cause, leur parole est précieuse. Car l’usage qu’ils en font alimente largement les travaux de recherche dans différentes disciplines. Dans les deux disciplines auxquelles nous nous référons à titre principal, la sociologie et le droit, il existe un certain nombre de travaux approfondis, notamment dans le domaine de la sociologie des usages. Sur un plan quantitatif, peut-être pourra-t-on dire que le sujet a suscité moins de travaux spécifiques en droit, même si la confrontation des TIC et du droit du travail est une question largement explorée.

Objet et champ de l’étude.

Les études sociologiques se sont intéressées à tous les aspects de l’usage du téléphone portable en accordant souvent une place importante aux usages dans la sphère privée et notamment dans la vie amoureuse. Les analyses juridiques sont plus centrées sur les usages au travail et sur le problème de leur articulation avec les usages personnels. Elles traitent en particulier cette question sous l’angle de la protection des données personnelles et de la vie privée.

L’objectif de ce projet est l’étude des usages du téléphone portable dans le contexte professionnel par les cadres. Le téléphone considéré est le téléphone professionnel défini comme celui mis à la disposition par l’employeur ou payé par lui. Bien que le téléphone ne soit pas attribué au cadre pour qu’il passe ses journées à jouer dessus comme sur une game boy, ce statut professionnel n’exclut nullement les usages personnels. Et d’ailleurs l’objet n’a pas seulement été envisagé dans sa seule dimension utilitaire, bien au contraire.

La spécificité de cette étude réside aussi dans le fait qu’ elle s’intéresse à une population en particulier, celle des cadres. On peut donc s’attendre à voir se dessiner une certaine spécificité des usages, en lien par exemple avec le statut des cadres, leur niveau d’implication au travail, la représentation qu’ils se font de leur place dans l’entreprise.

Problématique.

Comme on parle beaucoup du téléphone portable, le risque est de voir se développer un discours « prêt à porter » qui peut s’avérer être faux ou du moins simplificateur. Nos hypothèses de départ pouvaient-elles s’en affranchir ? Toujours est-il que nous avons adhéré a priori à l’idée au demeurant très médiatisée qu’il y a modification, du fait de l’utilisation du téléphone portable, des frontières entre les sphères professionnelles, privées et intimes, dans le sens du décloisonnement. En conjuguant cette hypothèse avec celle de la modification des notions de temps et de lieu de travail et de la remise en cause du lien de subordination, notre but était de déterminer comment s’articule la nouvelle dialectique de l’autonomie et du contrôle.

À cette problématique fondamentale, présente à tous les stades de l’étude, s’ajoute la problématique de l’intégration du portable dans le poste et les processus de travail qui s’est imposée dès les premiers entretiens. Est-ce qu’il les perturbe, en quoi modifie-t-il les méthodes de travail ? Comment valoriser ce gisement potentiel de productivité ?

Du point de vue juridique, à l’objectif d’identification des problèmes/recherche des solutions lié à l’hypothèse initiale d’une demande de droit, s’est ajoutée une problématique de positionnement de la question juridique dans un contexte où il s’est vite avéré, à l’issue des premiers entretiens, que les acteurs faisaient a priori confiance à l’autorégulation. Le risque d’une perturbation de certains équilibres par le droit n’était donc pas à exclure dans ce contexte.

Méthodologie

Nous avons eu recours à différents types de matériaux :

 les entretiens qualitatifs,

 la littérature sociologique et juridique,

 les sources formelles du droit.

L’originalité de la méthode adoptée résulte toutefois du partage d’un même matériau - les entretiens qualitatifs - par les juristes et les sociologues de l’équipe. Compte tenu de la problématique retenue, la méthode qui nous a semblé la mieux adaptée est celle consistant à mener des entretiens qualitatifs en face à face. En effet, le matériau retenu permet d’éviter les entretiens basés sur du déclaratif, c’est à dire sur de la théorie souvent fort éloignée des usages et des pratiques.

Cette méthode permet également de comprendre les motivations des acteurs et les raisons qui les poussent par exemple à filtrer les appels à certaines heures, ainsi que leur historique face à ce nouvel « outil de travail ». Les entretiens permettent de recueillir des trajectoires, c’est à dire des parcours envisagés selon un axe dynamique et pas seulement statique. Les évolutions dans les façons de gérer cet objet peuvent être décelées. Nous avons donc opté pour un point de vue compréhensif. Ainsi, une trentaine d’entretiens d’adultes a été réalisée en face à face. Comme ils n’ont pas été réalisés par le même enquêteur, nous avons tenu compte de ce biais potentiel lors de l’analyse.

Compte tenu du nombre d’entretiens réalisé, nous n’avons pas cherché à établir un échantillon. Une représentativité des différents secteurs n’a pas été recherchée par ailleurs. En revanche, nous avons veillé à interroger des personnes du secteur public et du secteur privé ainsi des hommes et de femmes. Les fonctions exercées sont également diversifiées. Surtout, nous avons pris en compte tous les éléments liés par exemple à la nature du poste de travail ou à la place dans l’entreprise dans l’analyse des pratiques et de la manière dont elles s’inscrivent dans un rapport social entre l’entreprise et le salarié.

Les enquêtes se sont déroulées sur une courte période de mai à novembre 2005, afin qu’aucune évolution technologique majeure, qu’aucune offre financière particulière ou qu’aucun changement juridique important ne puisse intervenir et fausser les résultats. Enfin, tous les entretiens ont été enregistrés puis retranscrits. Ils se sont déroulés dans différents lieux : domicile de l’enquêté, domicile de l’enquêteur, lieu de travail ou lieu public comme un café ou un restaurant.

Le matériau recueilli au cours de cette enquête qualitative se compose de différents éléments. Elle repose sur 32 entretiens homogènes, qui suivent une grille d’entretien identique. Des entretiens préalables ont permis de roder la grille d’entretien et le questionnaire afin de ne conserver que les questions pertinentes. Lorsqu’elles existent, des chartes d’utilisation ont été également recueillies.

Les 32 entretiens ont été effectués en face à face, d’une durée d’environ 2 heures à 2 heures trente. Le questionnaire comportait un grand nombre de questions ouvertes, semi directives. Il est disponible en Annexe.

En préambule de l’entretien figure une fiche signalétique qui a été remplie en fin d’entretien lorsque l’interviewé est en confiance. Elle rappelle :

 âge, sexe,

 secteur : public ou privé,

 statut sédentaire ou nomade,

 localisation : Paris ou Bretagne,

 secteur d’activité,

 niveau d’encadrement.

Le contexte de l’entretien a été soigneusement noté :

 date et heure,

 lieu,

 autres personnes présentes,

 interruptions pendant l’entretien.

Au-delà des analyses des entretiens propres à chaque discipline pour lesquelles on a mobilisé des ressources spécifiques (les schémas conceptuels sociologiques, la doctrine juridique et les sources formelles du droit), ce choix méthodologique a permis de croiser différentes notions. Par exemple, dès lors que la notion de joignabilité s’était imposée dans le discours des cadres interrogés, nous avons comparé cette notion avec une notion juridique qui présente quelques points communs avec elle : la notion d’astreinte. Cet exercice s’est inséré dans une réflexion plus large sur les possibilités (voire l’opportunité) d’encadrer juridiquement la joignabilité.

Il convient d’insister sur le fait que les entretiens, selon les sujets traités, ont été utilisés à des degrés divers. Il y a eu parfois traitement systématique des données recueillies lors des entretiens ou « variations » sur les thèmes identifiés à cette occasion. Lorsque les entretiens donnaient peu d’éléments, nous avons privilégié d’autre sources. S’agissant en particulier de l’étude des aspects juridiques de l’utilisation du téléphone portable, elle repose sur une analyse des entretiens, mais aussi et surtout sur l’analyse approfondie de la doctrine ainsi que des conventions et accords collectifs de travail, des chartes professionnelles et codes de bonne conduite et enfin, de la jurisprudence des juridictions du fond et de la Cour de cassation.

Principaux résultats.

Une certaine diversité des usages.

Au-delà des hypothèses formulées au départ qui faisaient une large place à la dialectique de l’autonomie et du contrôle et à l’effacement des frontières entre les sphères professionnelles, privées et intimes, l’étude conduit à faire le constat d’une certaine diversité.

Diversité des représentations de l’objet à partir d’un statut juridique d’outil de travail qui pourrait être déterminant alors qu’il s’avère être plutôt dilué dans des représentations qui mettent en évidence la personnalisation de l’objet, son individualisation, son appropriation, ses qualités d’objet statutaire ou esthétique.

Diversité des modes d’emploi du téléphone portable dans le contexte des rapports sociaux qui fait apparaître une variété d’usages. Certains sont circonscrits aux lieux et temps de travail. Il y a alors séparation entre les espaces et les temps de travail et hors travail et le téléphone reste au bureau. D’autres usages sont cloisonnés (l’usage personnel est alors modéré). Enfin, le groupe de cadres décrivant un usage indifférencié représente la majorité des personnes interrogées. Dans ce cas, l’usage du téléphone portable professionnel n’obéit pas à une simple partition entre univers professionnel et univers personnel, mais se caractérise par une confusion. On n’éteint pas son portable et on est toujours joignable. D’un groupe à l’autre et d’une personne à une autre, les comportements face à cette joignabilité et la manière de la vivre sont très différents car cette situation est tantôt souhaitée tantôt non maîtrisée.

Diversité enfin des modes d’emploi dans le contexte des rapports de travail qui révèle toute la complexité de la dialectique de l’autonomie et du contrôle sur fond de recomposition du lien de subordination. Instrument d’autonomie, le téléphone portable n’en renforce pas moins la subordination à l’égard de l’employeur et l’on assiste même parfois à une « externalisation » de ce lien qui est transposé dans le champ des relations avec les collègues, partenaires privilégiés et clients. Paradoxalement, le téléphone portable peut diminuer l’autonomie, en limitant la prise d’initiative, mettant le cadre en position d’attente de directives.

Sur la question des usages sociaux du téléphone portable selon le genre, c’est une certaine asymétrie des usages intra et inter genres qui a été observée. La détention d’un téléphone portable par les femmes cadres dans le secteur privé et public s’est révélé comme un indicateur caché de l’inégalité professionnelle : occupant moins souvent que les hommes des emplois de direction, elles ont en moyenne moins souvent accès aux avantages en nature et accessoires qui accompagnent les fonctions de responsabilité. Au-delà de cet écart, les pratiques sociales des femmes cadres témoignent d’une certaine asymétrie dans les usages du téléphone portable qui participe à l’illustration de la division sexuelle des rôles sociaux plus qu’à sa révélation.

Quelles leçons peut-on tirer de la mise en évidence de cette diversité ? Ce constat amène d’abord à relativiser l’hypothèse d’un effacement systématique des frontières entre vie professionnelle et vie privée au profit d’une approche plus nuancée rendant pleinement compte des rapports sociaux dans lesquels se situent les cadres. Le poids des différentes hypothèses est aussi modifié notamment au regard de l’enjeu essentiel que représentent tant la problématique de l’intégration du téléphone portable dans le poste et les processus de travail existants que la question de la création éventuelle de nouvelles méthodes.

La diversité elle-même peut être relativisée. Cela est vrai en particulier des usages professionnels définis comme l’ensemble des manières d’organiser le travail, de traiter un dossier, de prendre une décision, de partager les responsabilités, de collaborer, de communiquer. Dans ce cas, tant les mutations culturelles que le système économique et l’organisation de l’entreprise induisent des logiques d’usages. Dans le climat d’urgence généralisée qui caractérise le fonctionnement de nombreuses entreprises, on met en avant le fait que les portables permettent d’agir vite, d’improviser, d’être réactif, de décider à la place d’un autre : les communications sont alors plutôt opérationnelles et c’est la performance communicationnelle qui est recherchée. Mais on peut aussi valoriser davantage la promesse d’une communication et d’un échange facilités au sens de l’accès à un système de relations. Le téléphone portable est alors l’instrument qui permet l’accès direct aux personnes (humaines) et même une meilleure accessibilité des institutions par exemple.

Si l’on se place sur le terrain des rapports sociaux, la diversité des représentations, usages, modes d’emploi et comportements n’est pas une surprise. Le caractère polyvalent du téléphone portable, véritable « couteau suisse », se prête en effet particulièrement bien aux usages diversifiés suscités par le statut d’autonomie revendiqué par les cadres. Et il n’est pas étonnant dans cette perspective que des références fréquentes soient faites aux manœuvres de contournement au sens de l’invention des acteurs, à des stratégies donnant-donnant, à l’autorégulation. La capacité de bricoler des normes d’usages s’illustre très bien par exemple dans les modalités du filtrage qui reposent souvent sur une hiérarchisation des correspondants, sur une hiérarchisation des tâches.

S’il y a donc une part d’innovation (permanente ?) dans les usages observés, ceux-ci s’inscrivent par ailleurs dans un contexte nouveau. Même s’il n’est pas systématique, l’effacement de la frontière entre vie privée et vie professionnelle est un fait nouveau. Il s’appuie sur la reconnaissance croissante, notamment jurisprudentielle, d’un espace personnel au travail du fait de l’usage des TIC. S’agissant de l’ordinateur, cette reconnaissance passe par l’identification de fichiers personnels a priori non accessibles à l’employeur ou par l’interdiction qui est faite à ce dernier de prendre connaissance des messages personnels. Mais ce qu’ajoutent le portable et la portabilité en général, c’est l’irruption du monde du travail dans la sphère privée qui constitue l’enjeu principal de la joignabilité.

Est nouvelle précisément cette référence permanente à la notion de « joignabilité », néologisme que nous utilisons pour désigner indifféremment la situation où l’on pense devoir l’être et celle où on le souhaite. La complexité de cette notion se mesure à la difficulté qu’il y a à la cerner, à la qualifier. S’agit-il d’une nouvelle normalité, d’une norme sociale, d’une astreinte déguisée, d’une expression de l’autonomie du cadre ?

S’il apparaît clairement que la « joignabilité » s’inscrit dans une relation donnant-donnant avec le milieu professionnel qui implique une contrepartie, les conséquences d’une rupture de cet équilibre sont plus difficiles à évaluer et amènent en tout état de cause à confronter cette notion avec le règles juridiques. Mais ce n’est pas nécessairement le droit qui conduit à adopter les solutions les plus radicales. Un des cadres interrogés menace ainsi tout simplement de rendre l’appareil si on lui fait le reproche de ne pas être joignable.

Quelle que soit la source des arbitrages, l’enjeu est de trouver un équilibre entre usages vertueux et non vertueux voire anarchiques. Un même cas de figure peut être présenté, vécu de manière différente. Faire une sorte de bilan des usages est donc un exercice difficile car le bilan est propre à chacun et dépend aussi des motifs de l’implication au travail dans lesquels on se reconnaît. Les rapports au téléphone portable sont de surcroît très différenciés, allant de l’attitude négative face à un objet perçu comme intrusif à une attitude positive en passant par la neutralité qui amène à rechercher la maximisation du profit que l’on peut tirer de l’innovation.

À l’actif de la joignabilité, la qualité des contreparties dans un jeu donnant-donnant, par exemple une plus grande liberté dans l’organisation de son temps. Au passif, la privation du droit au repos, l’impossibilité de « déconnecter », le risque en étant joignable en permanence de pallier aux dysfonctionnements de l’entreprise et à la procrastination de certains collègues ou partenaires d’affaires.

À l’actif des usages professionnels, la possibilité de décider vite, de se substituer à une autre personne dans la prise de décision en prenant éventuellement du pouvoir. Au passif, les risques d’opacité du processus décisionnel, de non communication des décisions à des tiers, d’erreurs, les problèmes de preuve et de traçabilité.

Si l’autorégulation joue un rôle important dans ces arbitrages, les modes d’organisation de l’entreprise et la manière dont ils prennent en compte l’usage du téléphone portable sont également un élément essentiel. Enfin qu’attendre du droit dans cette perspective ?

Une relative insécurité juridique.

Les cadres interrogés n’ont en général pas connaissance d’éventuelles règles juridiques encadrant l’usage du portable et ne perçoivent que confusément les problèmes juridiques qui pourraient se poser. Ils ne voient donc pas nécessairement l’utilité de règles dont ils se demandent parfois s’ils seraient prêts à les respecter. Et ce n’est pas forcément la mauvaise foi qui justifie une telle méfiance mais bien le fait que l’encadrement juridique soit susceptible de perturber certains équilibres. C’est le cas de la nouvelle approche qui doit guider le contrôle de l’URSSAF en matière de qualification du téléphone portable d’avantage en nature dès lors qu’il y a un usage personnel non raisonnable. Cette nouvelle donne constitue un élément exogène contraignant qui intervient dans un rapport social reposant très largement sur un jeu donnant-donnant. Elle peut inciter l’entreprise à réglementer de manière (trop) stricte l’usage du portable.

Y compris parmi les cadres eux-mêmes, si l’on admet que l’on se situe dans la plupart des cas au stade de l’institutionnalisation dans le processus d’innovation, alors il n’est pas surprenant que des personnes conscientes du nouveau champ de liberté offert par le téléphone portable puissent s’opposer à celles qui veulent enfermer son usage dans des normes précises.

En général, il n’existe pas de normes collectives, conventions, accords collectifs ou chartes. Il peut y avoir, cependant, des contrats particuliers ou des clauses insérées dans les contrats de travail qui permettent aux salariés d’utiliser leur téléphone portable personnel à des fins professionnelles ou d’utiliser le téléphone professionnel à des fins personnelles. Le règlement intérieur ne prévoit pas de dispositions relatives à l’utilisation du téléphone portable, dans la plupart des cas, sauf pour des raisons de sécurité. En revanche, des recommandations orales sont souvent formulées lors de la remise du téléphone.

L’utilisation du téléphone portable se développe donc dans un cadre informel. S’agissant des rapports individuels de travail, c’est certainement la mutation des notions de lieu et de temps de travail qui constitue le phénomène le plus difficile à appréhender. Lorsqu’un salarié est joint en dehors du temps de travail sur son portable professionnel, se pose d’abord la question de la qualification du temps ainsi mobilisé : temps de repos, temps de travail effectif ou temps d’astreinte ? Si l’on retient cette dernière solution, de nouvelles questions surgissent : comment une astreinte pourrait-elle être permanente par exemple ?

Mais si l’on se conforme à l’esprit des conclusions de cette étude, on insistera surtout sur le fait qu’inscrite dans un rapport donnant-donnant avec le milieu professionnel, la situation de joignabilité procède plutôt d’une démarche volontaire du salarié, même s’il est permis de se demander si cette volonté ne relève pas de l’auto-subordination. L’encadrer en tant qu’astreinte serait donc nier cet état de fait. Si cette dernière trouve à s’appliquer clairement à des salariés ayant une tâche précise à effectuer, elle s’adapte mal aux fonctions des cadres, lesquels jouissent d’une large autonomie dans l’organisation de leur travail.

D’autres questions se posent sans qu’elles aient néanmoins l’importance que l’on voudrait parfois leur accorder. Une utilisation abusive du téléphone portable peut certes motiver un licenciement mais ce thème de l’abus est peu présent dans le discours des cadres interrogés.

Si spontanément on est conduit à positionner le questionnement juridique par référence au droit du travail, on ne doit pas pour autant sous-estimer les autres apports. Le dispositif de la loi « Informatique et libertés » ainsi que la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle régissent par exemple la géolocalisation des salariés. Mais là encore, s’agissant de cadres, cette préoccupation n’apparaît pas nettement.

À la lumière des problèmes juridiques identifiés, il est possible de formuler quelques recommandations. Pour prévenir l’insécurité juridique, l’employeur peut insérer dans le contrat de travail des dispositions relatives à l’utilisation du téléphone portable dans l’entreprise en précisant notamment les conditions d’utilisation à titre personnel. Il peut aussi être fait usage, à l’instar d’un nombre croissant d’entreprises, de guides ou de chartes d’utilisation.

Dès lors que l’on relativise la problématique de l’effacement des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle et que l’on se concentre sur les usages professionnels, il convient aussi de recommander la mise au point de règles de bon usage professionnel, précisant par exemple quels types de décision peuvent être prises par téléphone portable, par qui elles peuvent l’être et à qui elles doivent être communiquées. Car le fait que les usages se développent dans un cadre juridique informel ne doit pas occulter le fait que l’usage du téléphone portable injecte aussi une dose d’informel dans le schéma organisationnel et managérial des entreprises ou des institutions. Mais même les zones d’incertitude ont leur intérêt et ces règles ne devraient pas procéder d’une simple opposition entre organisation formelle et informelle, opposition qui tend d’ailleurs à s’effacer derrière la prise en compte de l’interaction stratégique des acteurs.

Ces recommandations et les conclusions de cette étude en général ne doivent pas amener à concevoir nécessairement le téléphone portable comme un objet singulier. Certains éléments plaident en faveur d’une telle hypothèse et notamment sa faible articulation avec d’autres instruments de travail, sa tendance à être personnalisé. Une étude comparative, notamment avec l’usage du mail, serait certainement justifiée dans cette perspective. Par ailleurs, la comparaison pourrait aussi s’effectuer avec les usages dans d’autres pays pour approfondir l’analyse des facteurs explicatifs de la variété des usages (générationnels, culturels...) - Projet MAC - ANIMA - 2006.